Grève à Yellowknife : demandes raisonnables ou non ?
Pour que les travailleurs gardent le même pouvoir d’achat, dit Jean-François Rouillard, professeur à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke, il faut que la « hausse salariale et les montants forfaitaires reflètent l’inflation ».(Photo : Cristiano Pereira)
Alors que les employés municipaux font toujours le piquet dehors, Médias ténois a demandé l’avis d’économistes sur les demandes syndicales et les offres patronales.
Quelque 200 employés de Yellowknife sont en grève depuis le 8 février et les négociations pour la convention collective, échue fin décembre 2021, sont interrompues depuis le 13 février. Le Syndicat avait gardé ses demandes secrètes durant les pourparlers, mais il a changé sa tactique récemment : outre l’ajout d’un jour de congé personnel, par exemple, le cœur de celles-ci porte sur le salaire. Le Syndicat réclame une augmentation de 3,75 % en 2022, de 3,75 % en 2023 ainsi qu’un montant forfaitaire à la signature de 1000 $ par employé à temps plein, de 500 $ pour ceux à temps partiel et de 250 $ pour ceux occasionnels à temps partiel. La Ville, elle, offre 2 % d’augmentation salariale pour 2022, 2 % pour 2023 et 1500 $, 750 $ et 250 $ comme montant forfaitaire pour les mêmes catégories d’emploi.
Que doit-on penser des demandes compte tenu du contexte inflationniste ?
Pour répondre à cette question, Dalibor Sevanovic, professeur en sciences économiques cotitulaire de la Chaire en macroéconomie et prévisions ESG UQAM et Fellow CIRANO, se tourne vers Statistiques Canada. « Lors du quatrième trimestre de 2022, il y a eu neuf conventions collectives négociées à travers le Canada. En moyenne, la hausse salariale annuelle est de 3,9 % et la durée des conventions, de 36 mois. Alors 3,75 %, ce n’est pas loin de la moyenne nationale », dit-il, en ajoutant que la Ville pourrait s’en tenir à son 2 % en bonifiant le montant forfaitaire pour rejoindre les demandes syndicales.
Considérant l’inflation de 7 % à Yellowknife en 2022, une augmentation de salaire de 2 % entrainerait une baisse du salaire réel de 5 %, tandis que cette baisse serait de 3,25 % avec une augmentation de salaire de 3,75 %, ce à quoi il faut cependant ajouter les montants forfaitaires. La Ville propose 1500 $ par employé à temps plein. Pour un revenu annuel de 75 000 $, par exemple, cela équivaudrait à recevoir 2 % de plus pour 2022 et, avec le 1000 $ demandé par le Syndicat, 1,33 %.
Mais l’inflation est en train de baisser, affirme Steve Ambler, professeur associé au département des sciences économiques de l’UQAM. « Les banques à charte canadiennes prédisent une augmentation en 2023 des prix entre 2,8 % et 4,2 % ». Selon lui, les demandes syndicales pour 2022 sont « raisonnables », mais la hausse pour 2023 est « questionnable », car l’inflation pourrait être inférieure. Il estime néanmoins que la dernière offre de la Ville « conduirait à une baisse du salaire réel en 2022 et en 2023 ».
Pour que les travailleurs gardent le même pouvoir d’achat, dit Jean-François Rouillard, professeur à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke, il faut que la « hausse salariale et les montants forfaitaires reflètent l’inflation ». Il estime que, dans tous les cas, les employés perdront du pouvoir d’achat et qu’il est « raisonnable » de demander 3,75 %. D’après lui, des demandes dépassant de 2 % l’inflation seraient exagérées. Le professeur admet cependant qu’il est difficile de protéger le pouvoir d’achat avec des hausses salariales tout en limitant l’inflation.
En effet, si tout le monde cherche à obtenir des rehaussements de salaire qui reflètent l’inflation récente, « on risque de se retrouver dans une spirale inflationniste », prévient Dalibor Sevanovic. Et c’est ce que la Banque du Canada tente de freiner : fin janvier, elle disait qu’« il ne sera pas possible d’atteindre la cible d’inflation de 2 % » si la croissance des salaires, « généralisée », se maintient « entre 4 et 5 % ».
« On n’a pas le choix, il faut croire à la politique monétaire, continue Dalibor Sevanovic. Ce n’est pas un bon réflexe de demander des hausses salariales élevées basées sur le très récent historique d’inflation. » Le professeur mentionne que les employés de la Banque du Canada sont encore à 2 % et que des montants forfaitaires peuvent compenser la perte du pouvoir d’achat.
Dans ses arguments, la Ville rappelle que les hausses salariales offertes au cours des 20 dernières années n’étaient pas liées à l’inflation. Elle affirme que, même en tenant compte du taux d’inflation de 2022, le taux d’augmentation des salaires depuis 2003 dépasse le taux d’inflation de plus de 15 %. Qu’en pensez-vous ?
La Ville tente de « remettre, en quelque sorte, les pendules à l’heure », croit Steve Ambler. « Mais ce n’est pas très convaincant : pour quelles raisons ces augmentations étaient-elles plus élevées que le taux d’inflation ? Est-ce parce que c’est difficile de trouver des employés à Yellowknife ? Si c’est un marché du travail très serré, ça ne reflète que la réalité de ce marché. »
Le professeur Dalibor Sevanovic est du même avis et ajoute que l’argument n’est valable que pour les employés qui ont profité de cette hausse cumulée. « Le salaire de quelqu’un qui a commencé en 2018, par exemple, n’a pas monté plus vite que l’inflation. Ce qui intéresse cet employé, c’est que le ratio entre son salaire nominal et l’indice des prix soit stable. Si ce ratio baisse, il est perdant. »
La convention collective est échue depuis décembre 2021 et la Ville a voté son dernier budget cet automne, alors qu’on subissait déjà l’inflation. Aurait-elle dû se laisser plus de marge de manœuvre ?
Dans l’une de ses publications en lien avec le budget de 2023, la municipalité de Yellowknife mentionnait que les « couts augmentent », que la « pression inflationniste rend l’exercice d’équilibre beaucoup plus difficile » et qu’il y a une facture « inévitable de plusieurs millions de dollars pour remplacer les vieilles infrastructures ». Ses options ? Réduire ses programmes et ses services ou accroitre ses revenus en augmentant les taxes foncières et les frais d’utilisation ou en obtenant plus de transferts gouvernementaux et plus de terrains sur lesquels prélever des taxes.
En attendant une entente sur la convention collective, la Ville économise, rappelle Jean-François Rouillard.
Quant aux derniers échanges, la Ville de Yellowknife avait suggéré, le 22 février, de régler le litige par arbitrage exécutoire, ce qui a été refusé par le Syndicat. « Nos membres préfèrent, explique dans un courriel la présidente du Syndicat des travailleurs du Nord, Gayla Thunstrom, que les équipes de négociation retournent à la table pour négocier une entente équitable plutôt que d’être forcés de retourner au travail par l’arbitrage. »
Comments