Yvonne Careen, une vie au service de l’éducation francophone
Après plus d’une décennie à la tête de la CSFTNO, la directrice se prépare à passer le flambeau. Son ou sa successeure devrait être nommée d’ici décembre.

Figure emblématique de l’éducation en français dans les TNO, Yvonne Careen laisse derrière elle des années de lutte et de dévouement pour la communauté franco-ténoise.
À l’approche de son départ de la Commission scolaire francophone des TNO, Yvonne Careen revient sur son engagement, les batailles menées pour l’éducation en français et les défis, qui restent à relever. Dans cet entretien, elle partage son bilan, ses convictions et sa vision pour l’avenir de la francophonie dans le Nord.
Vous venez de dire qu’en 2014, vous avez hésité à entrer à la Commission scolaire et que vous avez même pensé n’y rester qu’un an. Qu’est-ce qui vous a poussé à continuer pendant 11 ans?
La première année, j’essayais juste d’apprendre. Vraiment, pour dire le vrai, j’ai été en apprentissage les 11 années parce qu’on a fait tellement de choses. Et je suis encore en apprentissage. Ça, il faut le dire. Ce qui m’a poussé, c’est que j’avais eu des belles années à l’école Allain St-Cyr, mais je voyais que la commission scolaire, dans sa totalité, avait un potentiel à maximiser, mais on n’était pas là, on n’y était pas arrivés. Ma première année m’a juste permis de connaitre les gens avec qui je travaillais, pas juste ici au bureau central, mais avec le gouvernement, la ville, toutes les instances, les organismes francophones aussi. Après ça, année deux, j’ai commencé à m’aventurer. Puis, je dirais que, ce qui m’a beaucoup passionnée, c’est le réseau que je construisais partout au Canada. Parce que, là, j’ai rencontré des personnes clés qui nous ont aidés dans le développement de ce qu’est la commission scolaire maintenant. Il ne faut pas que je néglige là-dedans, tu sais, le personnel roule, mais j’ai eu la grande, grande, grande chance de travailler avec du bon monde, très qualifié, avec le cœur à la bonne place, avec la commission scolaire et sa mission, son mandat à la bonne place. Et, pour ça, je vais être toujours reconnaissante.

La directrice générale de la Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest, Yvonne Careen, et l'avocat Francis Poulin. (Archives L'Aquilon)
Comment l’enseignement en français dans les TNO a-t-il évolué depuis vos débuts?
Pas juste moi, il y a plein de monde qui s’implique. J’étais à la tête de l’école pendant 5 ans. Puis, il faut dire qu’il y avait des groupes de parents qui croyaient que c’était possible de faire croitre Allain St-Cyr, quand j’étais à la direction de l’école. Et donc, on a très bien travaillé ensemble, collègues, amis, connaissances. Pas pour dire qu’il n’y a pas eu de parents qui étaient moins prêts à nous soutenir, mais ceux qui n’étaient pas prêts à nous soutenir faisaient d’autres choix : aller au programme d’immersion, etc. Alors, ça, c’est un choix qu’ils ont dû faire, et je respecte ce choix-là. Ce que je respecte beaucoup moins, c’est le fait que nos écoles pourraient être beaucoup plus qu’elles ne le sont maintenant si l’on n’avait pas eu tous ces bâtons dans les roues imposés par le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest. Et par là, je veux dire le non-respect de l’Article 23 et de ses composantes. Même, aujourd’hui, ça perdure. En 2020, il y a eu une décision de la Cour suprême du Canada en Colombie-Britannique qui a mis l’accent sur l’égalité réelle. Et même aujourd’hui, on n’a pas l’égalité réelle si on regarde juste l’école secondaire de l’École boréale et l’école secondaire Allain St-Cyr, et on les compare aux trois écoles secondaires, soit de Hay River ou de Yellowknife, on n’a pas l’égalité réelle. Si on regarde même nos primaires, si tu faisais le tour de la ville et tu regardais le terrain de jeu de l’école Itl'o », le terrain de jeu de Saint-Joseph, de NJ MacPherson, de Range Lake, et notre petit terrain de jeu de rien… on n’a pas l’équivalence réelle. Donc, à chaque fois que le gouvernement n’a pas respecté l’Article 23, ça nous a stagné ou ça nous a forcé à prendre des pas de recul. Et pour ça, je ne suis pas bien impressionnée. Et ça, ça a été une des grosses raisons que je n’ai jamais abandonnées. Parce que non, il n’était pas question que l’on ne soit pas là pour y arriver. Donc, tout le monde parle du fait qu’on a eu le gymnase en 2018 : c’est une étape super importante, je suis à 100 % d’accord avec eux. Mais le gouvernement a fait le minimum. Mi-ni-mum. On n’a pas l’égalité réelle, mais on peut accrocher nos jeunes par le biais de certaines choses qu’on fait bien. Et les jeunes s’intéressent à ça. Donc, je me dis, on a encore beaucoup de chemins à faire. Et d’une façon, je dis, ah, c’est dommage que je choisisse ce moment-ci pour partir. Mais je vais revenir sous d’autres formes, travailler pour la cause.
Pourquoi avez-vous choisi de partir maintenant?
Parce que, premièrement, j’arrive à 62 ans, mais mon mari est plus âgé que moi et si on veut profiter un petit peu de la retraite et être en bonne santé pour en profiter, je me dis que c’est le temps. Deuxièmement, je trouve que pour n’importe qui qui est dans un poste clé comme ça… J’ai donné 11 ans de mes meilleures idées, puis de mon meilleur temps, puis il y a une sorte d’essoufflement chez moi. Je serais vraiment partante pour garder des composantes du travail et travailler à mi-temps, mais ce n’est pas ça que la commission scolaire a besoin. La commission scolaire a besoin de ça et a besoin d’un directeur général. Puis, je me dis aussi, après 11 ans, et si on compte les 5 ans que j’ai fait à la direction de l’école Allain St-Cyr, je me dis, après 16 ans de mes idées qui roulent et que je sème des graines chez des employés et puis là ça finit par se répandre. Rester trop longtemps, ce n’est pas bon pour la santé d’un organisme nécessairement non plus. Je pense qu’un petit nouveau souffle avec quelqu’un qui aurait des idées novatrices. Puis des fois, j’ai des craintes parce que je me dis, oh non, qu’est-ce qui arrive s’ils viennent, puis ils détraquent tout, puis ils changent tout? Mais j’ai confiance qu’avec la période de transition qu’on va faire ensemble, qu’il ne devrait pas y avoir un énorme changement. Mais c’est que je ne veux pas rester trop longtemps pour que mes idées commencent à être redondantes et qu’il manque d’engouement pour les autres. Je veux que les autres qui vont rester restent engagés dans le processus d’amélioration continue.

Yvonne Careen, directrice de la CSFTNO qui rentre le premier panier lors de la cérémonie d'ouverture du nouveau gymnase de l'école Allain-St-Cyr en 2018. (Photo : Denis Lord)
Quels conseils donneriez-vous à votre successeur pour relever les défis du poste?
Bien, c’est d’être prêt à porter plusieurs dossiers à la fois. Alors ça, c’est une des choses que le conseil d’administration dit depuis quelques années maintenant. Parce que, là, on devient de plus en plus gros, on a de plus en plus d’employés. Là, on a un service de garde après école, on est en train de développer une garderie ici à Yellowknife, une deuxième. On veut développer celle à Hay River aussi. Et on a les infrastructures à garder en place. Alors, qui vient me remplacer va devoir être polyvalent, va devoir comprendre que c’est quand même une petite commission scolaire. Il y a 260 élèves environ, donc, c’est tout petit, mais son importance est capitale. Être visible dans la communauté, être présente. Visible et présente, ça veut dire deux choses très différentes. Être présent dans la communauté. De se former des alliances, des alliés. Puis au niveau du gouvernement, ça ne veut pas dire du tout qu’ils sont mes ennemis. C’est le contraire. Je travaille très bien avec eux, mais ils savent que je ne vais pas démordre. Alors, c’est d’avoir la constance, la conviction qu’il y a encore des choses qui nous manquent.
Quels défis demeurent aujourd’hui pour l’éducation français dans le territoire?
Alors, ce que je sais, c’est qu’à l’école Allain St-Cyr, on va potentiellement atteindre les 220 élèves à l’automne. Ça, c’est ma prédiction. À l’École boréale, ça pourrait devenir intéressant si l’immigration pognait à Hay River, comme elle a pogné ici. Et l’autre chose, c’est si la mine qu’ils proposent de développer dans le coin de Pine Point ne peut jamais démarrer, là, ça pourrait avoir un impact. Mais ce que je me dis, c’est qu’à Hay River, il faut que les choses soient en place pour que les parents voient l’attraction. Donc, moi, je dis à Hay River, il faut que l’école soit complète et qu’il y ait une garderie en français. Ça, c’est deux incontournables pour cette communauté-là s’ils veulent que l’immigration se développe, augmente. Ici à Yellowknife, l’école est pleine. Quand ils ont construit en 2018 le gymnase et deux salles de classe on leur disait que ce n’était pas assez, que ça se remplirait en un rien de temps, et que ça serait bien plus rempli que ça si on n’avait pas perdu tous nos jeunes au secondaire. Donc ça va nous prendre une nouvelle école tout de suite. À l’automne, s’il faut qu’on ajoute notre classe, on n’a pas de lieu physique pour les mettre. Il n’y a aucune salle de classe disponible s’il faut ouvrir une nouvelle classe à l’automne. Donc, absolument, ça nous prend une nouvelle école à Yellowknife. Minimum. La deuxième garderie va répondre à la liste d’attente, mais seulement partiellement. Alors, dans toute nouvelle construction d’école, ce que le gouvernement propose maintenant est de construire des espaces de garderie dedans. Puis, moi, je dis que, dans les dix prochaines années, l’école francophone ici pourrait être à 330 élèves.
Là, qu’est-ce que je souhaiterais? Les parents de Fort Smith parlent d’ouvrir un programme en français langue première. Je vois ça comme un potentiel et je vois aussi le développement d’une garderie là-bas aussi. Parce que qu’est-ce qui amène tes francophones à ton programme de français? C’est ta garderie à la base. Alors, c’est une suite logique. Donc, j’espère ça pour Fort Smith. Puis vraiment, dans le fond de moi, j’espère une quatrième collectivité parce que quand tu opères dans quatre collectivités, ton niveau de financement saute à un degré important. Parce que là, on est sous le seuil de 500 élèves. Mais si on desservait quatre communautés, même si on n’atteignait pas le 500, on aurait un financement plus important.
Quelle serait cette quatrième collectivité?
On parle d’Inuvik… Moi, je dis qu’avec l’opération Nanook qui a eu lieu la semaine passée dans la région d’Inuvik, s’ils peuvent redémarrer les forces armées ou une base de forces armées là-bas, peut-être que ça serait Inuvik? Je ne sais pas. Il y avait une grosse base militaire à Inuvik dans le temps et le pétrole était super important. Il y avait plusieurs francophones. C’est ce que j’aurais comme souhait.
Si vous deviez nommer trois réalisations dont vous êtes la plus fière, lesquelles seraient-elles?
Même si ça a pris des années, c’est le fait d’avoir passé par les tribunaux, et même avec la Cour suprême du Canada qui ne nous a pas entendus, on a réussi à avoir l’aile secondaire et le gymnase à Allain St-Cyr. L’autre chose, je crois, c’est la décision de la Cour Suprême du Canada en 2023, le 8 décembre 2023, sur toute la question des admissions à la commission scolaire. C’était un peu risqué, c’était osé. Mais je suis pas mal fière quand même. Puis par là, je ne veux pas dire d’ouvrir la porte à n’importe qui. Il y a quand même quatre catégories d’admission, mais c’est le contrôle sur les admissions. Nos portes ne débordent pas d’anglophones qui rentrent chez nous. Non. Mais ça donne l’opportunité à des anglophones qui parlent très bien le français, n’importe comment ils l’ont appris et qui peuvent soutenir leurs enfants et qui veulent le choix de les mettre dans notre école. C’est ça que ça a ouvert, cette porte-là. Mais ils ne tombent pas du ciel ces parents-là, ce n’est pas tout le monde qui veut ça, mais au moins ça a ouvert les portes tandis que les comités d’admission dans d’autres parties du Canada, laissent peut-être un peu plus librement entrer les élèves chez eux, mais ici on vit réellement ce que la Cour suprême a ordonné. C’est que, oui, on devrait avoir la gérance. Alors, on est en train de travailler avec le gouvernement, maintenant, actuellement, pour apporter des changements au règlement, vu cette décision de la Cour suprême. Donc, ça, c’est un signe positif. Et la troisième chose, je pense que… (pause) mon style de leadeurship… les gens me disent qu’il y a eu des personnes qui ont eu peur de moi, que je les rendais un peu inquiets par ma force de frappe, un peu. Et puis, moi, dans mon style de gestion, je pense qu’il a été apprécié par la grande majorité des gens avec qui j’ai pu travailler avec au fil des 16 dernières années. Mais si on compte la carrière de 36 ans à YK1 et à YCS aussi, que j’ai toujours été collaboratrice, que mon style de leadeurship a été invitant, engageant et motivant. Puis, par là, je ne veux pas dire que j’étais une sainte. Je ne veux pas dire qu’il n’y a pas eu des discussions fortes de temps en temps. Mais, si on regarde dans le sens large de quoi je suis fière, c’est mon style de leadeurship, et de ma capacité aussi de voir. Quand tu arrives au stade de direction générale, surtout d’un organisme comme ceci, la dernière décision, elle est à toi. Et tu en es responsable et il faut que tu vives les conséquences de ces décisions-là, qui ne sont pas toujours faciles, mais qui doivent avoir été prises par un jugement très éclairé, très recherché, très empathique. Et je crois que j’ai livré à 95 %, 98 % du temps, cette capacité-là.
Avez-vous une dernière réflexion ou un message à adresser à la communauté franco-ténoise avant de passer le flambeau?
Je sais que ce n’est pas la fin parce que je reste dans les parages. Mais tout ce que je souhaite, c’est qu’on ne se laisse pas prendre dans un changement drastique qui pourrait venir mettre en cause ce sur quoi on a tellement travaillé depuis 30 ans. C’est plutôt 40 ans, depuis 1989, parce que ça a commencé avec ce noyau de parents. Moi, je suis juste arrivée après par la bande. Mais ça a vraiment commencé avec eux autres, puis ça serait vraiment dommage qu’on ne puisse pas faire vivre aux élèves actuels, ceux qui vont venir dans 10 ans, ceux qui vont venir dans 20 ans, le potentiel maximum que les écoles pourraient avoir. Alors, c’est de ne pas se mettre nous-mêmes des bâtons dans les roues. On en a assez avec le gouvernement, de ne pas nous le faire nous-mêmes. Alors, ça serait mes mots de sagesse.
Certains passages de cette entrevue ont été modifiés pour en faciliter la lecture.
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