Pendant plus de 20 ans, le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest n’a pas respecté la minorité francophone et les droits linguistiques qui lui sont inhérents.
C’est le verdict qu’a rendu, mardi, la juge Marie Moreau de la Cour suprême des TNO, dans le cadre de la poursuite judiciaire qui oppose depuis six ans la Fédération Franco-Ténoise (FFT) aux gouvernements fédéral et territorial.
D’après la Cour, le gouvernement des TNO a sciemment manqué aux obligations de sa propre Loi sur les langues officielles, qui, depuis 1986, confère au français un statut égal à l’anglais partout dans le territoire. « Les violations de [la Loi] étaient révélatrices d’un problème systémique […] Les violations établies par la preuve ne sont pas des cas isolés », écrit la juge Moreau. Ces manquements, estime-t-elle, ont créé des torts palpables à la communauté qui accuse, en conséquence, un taux d’assimilation de 63 %.
Pour réparer ces torts, le jugement de plus de 200 pages énumère une kyrielle d’ordonnances (voir encadré) auxquelles devra se conformer le gouvernement des TNO, d’ici un an.
Ce n’est rien de moins qu’un gouvernement bilingue mur à mur que réclame la Cour pour les 1100 francophones des TNO. Dorénavant, des employés bilingues, dont les compétences en français auront été testées, devront être en poste à chaque point de service du gouvernement. Toutes les communications publiques de l’État devront être systématiquement produites en français. En tout temps, l’accueil gouvernemental, que ce soit au téléphone où en personne, devra comprendre un « offre active » de service en français.
Le gouvernement devra également s’assurer que des services de santé en français sont disponibles dans ses hôpitaux. A cet effet, il devra recruter du personnel francophone, notamment des médecins, des infirmières, des techniciens et des pharmaciens. « En dernier ressort », un service d’interprète sera offert si les professionnels de la santé francophones ne sont pas disponibles. En plus d’une maîtrise irréprochable des deux langues, les interprètes devront avoir « une formation reconnue en terminologie médicale ».
Même le hansard, le journal des débats de l’Assemblée législative, devra être publié en français, et ce dans un délais de six mois.
Au Canada, il n’y a qu’au Nouveau-Brunswick qu’on retrouve des exigences de bilinguisme aussi pointues.
« Il y avait les 298 recommandations Bastarache, maintenant c’est coomme si nous avions les 298 ordonnances Moreau », constate l’avocat de la FFT, Roger Lepage, faisant référence à l’étude menée en 1989 par le juriste Michel Bastarache, qui proposait déjà l’introduction de postes désignés bilingues dans tous les points de service du gouvernement. Précisons que, si la décision recoupe en grande partie les recommandations du rapport Bastarache, il ne compte réellement que six ordonnances.
« C’est le jugement le plus détaillé, le plus scrupuleux, que j’ai vu », s’enthousiasme l’avocat qui a défendu plusieurs dossiers touchant les minorités francophones. Il espère que cette cause serve de modèle dans d’autres litiges concernant l’offre de services en français aux communautés francophones en situation minoritaire.
« C’est un gain pour la communauté franco-ténoise, mais aussi pour toutes la minorité francophone du Canada », s’enorgueillit pour sa part le président de la FFT, Fernand Denault.
Contacté le jour du verdict, le ministre responsable des langues officielles des TNO, Charles Dent, n’a pas voulu émettre immédiatement des commentaires. « Je dois consulter plus longuement le jugement et me faire briefer par nos avocats », a-t-il expliqué.
Le ministre indique que le document devra être traduit en anglais avant qu’il ne puisse le commenter. Il promet, qu’à ce moment, il n’hésitera pas à aborder la question.
Le fédéral
Si l’administration de Yellowknife est pointée du doigt, Ottawa s’en tire à bon compte. La juge écarte toute responsabilité fédérale dans les manquements.
« Dans le cadre de la politique de dévolution, il n’appartenait pas aux représentants fédéraux de mettre en doute l’efficacité des méthodes employées par le gouvernement des TNO pour mettre en œuvre sa propre Loi », écrit la juge.
Estimant que le gouvernement territorial était une institution fédérale au même titre qu’un ministère ou une agence gouvernementale, les plaignants souhaitaient que les normes fédérales de bilinguisme enchâssés dans la Constitution s’y appliquent. La juge Moreau n’a pas entrouvert cette porte, indiquant plutôt que « les violations alléguées peuvent être adressées de façon efficace et complète » par la loi territoriale.
Roger Lepage interprète cette décision prudente comme une démonstration que la Loi sur les langues officielles des TNO est assujettie à son équivalent fédéral et, partant, qu’elle ne saurait conférer aux Franco-Ténois des droits linguistiques moins étendus que ceux reconnus par Charte canadienne des droits et libertés.
Quoi qu’il en soit, la décision laisse à une autre Cour le soin de trancher la question du statut constitutionnel des territoires.
L’argent
La FFT réclamait plus de 25 millions $ en compensation des torts causés à la communauté qu’elle représente. Elle n’aura rien du tout.
« Les actions entreprises par la FFT étant tout à fait conformes à son rôle et à sa raison d’être, sa réclamation en dommages-intérêts compensatoires n’est pas appropriée », relève la juge Marie Moreau.
Une bonne partie des fonds réclamés par la Fédération devait servir à l’érection de centres culturels francophones dans les municipalités de Yellowknife, Hay-River, Fort Smith et Inuvik. Roger Lepage signale que cette demande pourrait ressurgir avenant que la cause soit portée en appel.
Le président de la FFT estime, pour sa part, qu’il « serait irresponsable de commenter, maintenant l’aspect pécuniaire » du jugement.
La société Les Éditions Franco-Ténoises, qui publie ce journal, réclamait aussi des dommages-intérêts pour les pertes de revenus encourues par la non-publication de publicités dans le journal L’Aquilon. Bien que la juge reconnaît l’obligation du gouvernement de publier toutes ses communications publiques en français dans un journal local francophone, la société qui réclamait plus d’un million de dollars n’aura pas un sou, elle non plus.
La Loi, relève la juge, vise l’accès des Franco-Ténois aux offres de contrat et d’emplois dans le secteur public. « Le bénéfice financier que le journal tire de ces annonces n’est qu’indirect. »
Des individus que le gouvernement avait refusé de servir en français se joignaient aussi, en leur nom personnel, à la poursuite. Ils recevront des compensations équivalentes à environ 500 $ par effractions. Cinq personnes se partagent ainsi 18 000 $. Le gouvernement des TNO devra aussi rembourser aux plaignants leurs frais d’avocats et de recherche.
Mais, comme le signale Roger Lepage, « en bout de ligne c’est le gouvernement fédéral qui se retrouve avec la note la plus salée ». En vertu de d’un pacte convenu dans les années 1980, c’est au fédéral, et plus particulièrement au ministère du Patrimoine canadien, qu’incombe le soin de financer les services offerts par le gouvernement territorial dans ses onze langues officielles, et ce à perpétuité.
L’entente de contribution qui lie les deux gouvernements est échue depuis mars 2006. En ce moment, Ottawa débourse un peu moins de 2 millions $ par an pour les services en français que la Cour a jugés nettement inadéquats.
Le jugement dans son intégralité peut être consulté en ligne sur le site Web de la bibliothèque judiciaire des TNO (www.justice.gov.nt.ca/courtlibrary/library.htm.). Le site est unilingue anglais, mais le jugement est en français.