Après 30 ans de débats sur les obligations linguistiques de la Cour suprême, une solution semble émerger qui signale une victoire pour toutes les parties concernées. Il s’agirait de laisser tomber le projet visant les capacités individuelles au moment de la nomination des juges et de privilégier une approche institutionnelle visant le tribunal lui-même.
« Le bilinguisme institutionnel garantit que l’institution gouvernementale ou judiciaire puisse opérer parfaitement dans les deux langues officielles, explique Me Christian Michaud, de Moncton (NB). Ça existe déjà au niveau de l’ensemble de la magistrature fédérale, et ça comporte l’obligation d’entendre des causes sans interprète. Sauf à la Cour suprême. »
« L’article 16(1) de la Loi sur les langues officielles accorde au justiciable le droit d’être entendu dans les deux langues officielles, mais pas d’être compris, poursuit-il. On a créé cette exception (Arrêt Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick, CSC, 1986) à une époque d’interprétation très restrictive des droits linguistiques. Cette interprétation ne serait pas maintenue aujourd’hui. »
« Je ne comprends pas pourquoi le fédéral ne voit pas l’incongruité, lance Christian Michaud. Si j’étais le premier ministre, la première chose que je ferais, c’est de corriger l’article 16(1). Je le ferais avant de nommer d’autres juges. »
Justin Trudeau s’est récemment engagé à ne nommer que des juristes ayant des capacités bilingues suffisantes, dès la retraite du prochain juge, Thomas Cromwell, en septembre. Pour l’instant, le gouvernement ne prévoit pas légiférer dans ce sens, le temps d’explorer ses options juridiques et sans rouvrir la Constitution.
Il semble acquis que la majorité libérale votera contre le projet de loi néo-démocrate C-203. On peut donc peut prévoir la défaite du bill sur l’imposition du bilinguisme à l’entrée de la Cour présenté trois fois par l’ex-député Yvon Godin (Acadie-Bathurst) et repris en 2016 par le député François Choquette (Drummond).
Ce qui ne déroute pas le critique en matière de langues officielles. « Si ce projet de loi ne fait pas l’affaire, a-t-il déclaré à Radio-Canada, amenons un autre projet de loi. Ce qu’on veut, c’est de s’assurer du bilinguisme des juges, que les francophones et anglophones soient traités d’une manière égalitaire devant la justice et le plus haut tribunal du pays. »
Ce dénouement rejoint la position adoptée en 2010 par l’Association du Barreau du Canada, proposée par sa Conférence des juristes d’expression française, alors présidée par Christian Michaud. Selon lui, les décisions du passé doivent être écartées en faveur de l’actuelle interprétation large et libérale des droits linguistiques, fondée sur l’Arrêt Beaulac (CSC, 1999).
Au nom de ses 37 000 membres, l’ABC exhortait le Parlement d’adopter deux mesures (modifier la Loi sur les langues officielles et créer des outils législatifs et règlementaires appropriés) « afin d’assujettir la Cour suprême au bilinguisme institutionnel. »
L’avocat Nicolas Rouleau, de Toronto, est encouragé par le consensus qui se dégage. Selon lui, le projet de loi néo-démocrate et la proposition du Barreau sont deux options viables.
« Je suis tout en faveur de l’approche du bilinguisme institutionnel, si ça permet à la Cour suprême de devenir véritablement bilingue. Elle est déjà pas mal bilingue avec seulement un ou deux juges unilingues. Tout le monde reconnait maintenant — et le gouvernement Trudeau aussi — le besoin de nommer des juges bilingues. »
« Mais c’est absolument essentiel quand même d’avoir une modification législative pour s’assurer que non seulement ce gouvernement, mais aussi les prochains nomment des bilingues. On n’a pas besoin de modifier la Constitution, estime le plaideur. Mais s’il y a un doute, on peut toujours faire un renvoi à la Cour suprême. »
Les neuf juges devront-ils être bilingues? La réponse courte de Christian Michaud est non, rappelant que la position du Barreau résulte d’un compromis. « Il y avait un malaise chez des avocats de l’Ouest canadien où il ne se fait pas de procès en français. Je suis sensible au fait que certains grands juristes anglophones n’auront pas les capacités d’être nommés.
« Mais l’effet d’une modification législative affirmant que la Cour serait dorénavant assujettie aux mêmes obligations linguistiques que les autres tribunaux fédéraux (dont la Cour fédérale) voudrait dire que la nomination des juges devra en tenir compte. »
« Ma crainte, conclut-il, c’est que nommer des juges sans régler l’anomalie à l’article 16(1) permettrait à un prétendument bilingue à la porte d’entrée de fonctionner uniquement en anglais après son ascension à la Cour et de continuer à faire appel aux interprètes. »