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le Jeudi 7 Décembre 2017 15:43 | mis à jour le 20 mars 2025 10:40 Politique

Le courrier du lecteur Un des périls du système de gouvernance par consensus

Le courrier du lecteur Un des périls du système de gouvernance par consensus
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Nous sommes, avec le Nunavut, les deux territoires uniques en matière de gouvernance au Canada. Les 19 députés sont élus sans allégeance politique officielle.
En tant que député, vous voulez un projet de loi privé qui procure un avantage à vous ou à un proche? Il s’agit de trouver des appuis auprès d’un autre élu pour introduire votre projet, en échange de quoi vous rendrez la pareille à un élu qui vous soutient.

Il faut bien sûr prendre soin d’annoncer une intention louable lors de la présentation en séance, par exemple « réduire le délai pour la crémation aux Territoires du Nord-Ouest, en réduire le prix pour les familles éprouvées et diversifier l’économie locale ».

Dans un système parlementaire partisan, si deux élus libéraux travaillent ensemble pour appuyer un projet de loi privé qui crée un avantage pour un troisième élu libéral, on crierait au scandale, et les trois élus risqueraient l’exclusion de leur caucus. Dans un système de gouvernance par consensus, aucun problème, c’est tout à fait acceptable et normal puisque chacun des élus siège à titre d’indépendant. Il n’y a pas de discipline de parti à respecter.

Projet de loi 30
Lancé le 1er juin dernier, le projet de loi 30 est un projet de loi d’intérêt public émanant d’un député. Il s’intitule Loi modifiant les lois sur la santé (services de crémation). Il modifie la Loi sur la santé publique afin de préciser que le commissaire peut prendre des règlements concernant la crémation et les crématoriums. Il modifie aussi la Loi sur les statistiques de l’état civil aux fins suivantes :

  • définir « crémation » et « crématorium »;
  • interdire la crémation sauf lorsqu’exécutée par un planificateur de pompes funèbres dans un crématorium exploité par un planificateur de pompes funèbres.

Le titre et l’objet du projet de loi 30 sont à première vue anodins et l’intention, louable, soit entre autres de réduire le délai et le coût de crémation pour les familles éprouvées en rendant ce service disponible aux Territoires du Nord-Ouest. Le résultat de son adoption n’est toutefois pas anodin et met en lumière un péril du système de gouvernance par consensus.

Aux Territoires du Nord-Ouest, il se produit environ 200 décès par année. Le taux de crémation au Canada est de 68,2 % et varie de 31 à 40 % aux Territoires du Nord-Ouest. Avec ces chiffres, le marché de Yellowknife ne peut soutenir qu’une entreprise de pompes funèbres. Il s’agit donc d’une entreprise à caractère monopolistique et il ne faudrait pas s’en offenser. Là où le bât blesse, c’est la combinaison d’une entreprise à caractère monopolistique avec l’absence quasi totale (et avouée) de réglementation aux Territoires du Nord-Ouest sur les services de pompes funèbres et de crémation.

Des 13 provinces et territoires du Canada, 11 ont un régime réglementaire détaillé gouvernant l’offre des services funéraires et de crémation, y compris le Yukon. Les Territoires du Nord-Ouest n’en ont pas et le projet de loi 30 ne vise aucunement à remédier à cette lacune.

Présentement, il n’existe aucune prohibition à l’exercice de la profession d’entrepreneur en pompes funèbres. L’absence d’un régime législatif détaillé donne l’impression qu’on est entrepreneur de pompes funèbres lorsque l’on se dit entrepreneur de pompes funèbres. Il n’existe aucune exigence réglementaire quant aux normes de service ou à la formation professionnelle requise pour pratiquer en tant qu’entrepreneur en pompes funèbres. L’exigence d’être entrepreneur de pompes funèbres ne s’applique qu’à la crémation.

Étapes parlementaires
Voici la recette qui, selon ma perception, fonctionne en gouvernance par consensus :

1-Derrière des portes closes, il s’agit pour la députée Green de trouver d’autres élus qui vont appuyer son souhait de voir le projet de loi 30 être introduit en séance, dont le député O’Reilly, qui sera chargé de l’introduire et de le défendre au cours des étapes législatives.

2-Arrive le 1er juin 2017 le jour « D », soit la première lecture du projet de loi 30. Tout juste avant que le projet de loi 30 ne soit lu, Mme Green de se déclarer en conflit d’intérêts au motif que sa partenaire de vie, Janice McKenna, possède le seul salon funéraire établi à Yellowknife Mme Green s’étant retiré, M. O’Reilly d’introduire le projet de loi 30. Le principe du projet de loi 30 est adopté.

3-Le lendemain, le 2 juin 2017, la même procédure est suivie. Mme Green se retire. M. O’Reilly défend le projet de loi 30 en seconde lecture et pour le renvoi du projet de loi 30 en comité.

4-Le 21 septembre 2017. Le temps est venu pour le comité de rendre ses conclusions et pour une étude détaillée du projet de loi 30. M. O’Reilly souligne que le projet de loi a été soigneusement étudié de concert avec « un fournisseur de service potentiel » et avec le ministre de la Santé et des Services sociaux ». Le député Thompson, président du comité permanent sur le développement social, présente son rapport. Il indique que durant cette étude le comité a reçu une lettre de soutien de la part de Janice McKenna, propriétaire des services funéraires McKenna.

5-Le projet de loi reçoit sa troisième lecture le 22 septembre.

6-Succès pour Mme Green, le projet de loi 30 reçoit la sanction du commissaire et entre en vigueur le 4 octobre 2017. Applaudissements.

Je réitère qu’au meilleur de ma connaissance, le projet de loi 30 a suivi son cours normal en ce sens que la procédure parlementaire a été suivie. Également, au meilleur de ma connaissance, les règles d’éthique ont été suivies en ce sens que ceux ou celles qui ont un conflit d’intérêts se sont excusés de l’Assemblée lors de l’étude du projet de loi. L’Assemblée législative souveraine semble avoir agi à l’intérieur de ses champs de compétences.

Il y avait moyen de faire autrement
Il aurait été plus souhaitable qu’un projet de loi visant à modifier le paysage législatif en matière de services de pompes funèbres et de crémation se fasse à l’initiative du gouvernement et de façon coordonnée, de telle sorte à donner suffisamment de temps au ministre pour assurer la rédaction de règlements et de façon à ce qu’un ensemble de lois et règlements cohérents et visant spécifiquement les services de pompes funèbres et de la crémation puisse entrer en vigueur en même temps, plutôt qu’à la pièce tel que c’est le cas.

Une telle approche nous aurait permis de briser l’isolement législatif sur cette question et de rejoindre le régime assuré dans 11 autres provinces et territoires canadiens.

Bien qu’avec des partis politiques il y aurait d’autres défis à surmonter, il y aurait moins d’ouverture aux initiatives législatives d’initiative privées et surtout, d’intérêt personnel. Si nos politiciens en gouvernance par consensus agissent ainsi avec une banale affaire de crémation, que font-ils avec les vraies affaires d’importance?

Jacques B. Roberge,
citoyen et électeur aux aguets