Suzanne Houde, francophone unilingue résidant à Yellowknife depuis les années 1980, lutte depuis des années pour recevoir de meilleurs services en français, une bataille complexe au cours de laquelle le soutien lui semble absent. Après de nombreuses démarches auprès des différentes instances afin de faire valoir ses droits linguistiques, elle se tourne vers le Bureau du commissaire aux langues. C’est en 2019 qu’elle dépose sa première plainte. Près d’une dizaine d’autres suivront.
« Rien n’a changé, c’est très démoralisant. Il n’y a rien de nouveau, et tu finis par te demander si ça vaut le coup d’aller au Bureau du commissaire », confie Mme Houde.
Pour rappel, la fonction du commissaire est d’assurer le bon respect de la Loi sur les langues officielles. Pour se faire, le commissaire reçoit les plaintes du public et mène des enquêtes. Il émet des recommandations destinées aux instances épinglées, mais il ne peut en aucun cas les contraindre à faire une modification.
À la suite de ses différentes plaintes, des rencontres avec des membres du gouvernement ont été organisées par l’actuelle commissaire aux langues, Shannon Gullberg. Aucun rapport n’aurait été envoyé à Mme Houde, seulement les comptes rendus détaillés de ces réunions.
« Je leur ai parlé de ce qui n’allait pas. Ils disent qu’ils vont faire quelque chose, et il n’y a rien qui a changé, explique Suzanne Houde. J’attendais [que Mme Gullberg] montre son autorité. Elle aimerait que tout soit résolu pendant ces rencontres, mais ça ne fonctionne pas et rien n’aboutit. »
Interrogée à ce sujet, Shannon Gullberg sait que cette méthode de médiation n’est pas « un succès à 100 %. » « Ça ne résout pas les problèmes, mais ça permet une meilleure compréhension, estime-t-elle. Ça personnifie la plainte. »
Xavier Lord-Giroux, francophone habitant également la capitale des TNO, a assisté à ces réunions à titre d’accompagnateur : « Ses idées peuvent être bonnes, mais il faut l’avis du plaignant, et je sais qu’il n’y a pas eu de retombée. Suzanne a été négligée. »
Accueil en anglais
M. Lord-Giroux a lui-même déposé de nombreuses plaintes, cinq au total, au cours de l’exercice 2019-2020. Le rapport annuel pour cet exercice est attendu cet automne.
Il appuie l’un des « gros obstacles » rencontrés par Mme Houde dans ses interactions avec le Bureau du commissaire aux langues : l’accueil fait exclusivement en anglais.
« Il y a seulement deux employés, et on ne peut pas être servi en français, témoigne M. Lord-Giroux. Un des objectifs de la Loi, c’est d’avoir un principe d’égalité entre les langues et on ne peut pas parler d’égalité s’il incombe aux francophones de faire des démarches supplémentaires. » Les rapports sont quant à eux traduits dans la langue voulue, et un interprète peut être mis à disposition avec certains délais.
En plus de l’accueil, M. Lord Giroux avance l’argument qu’il est compliqué de déposer une plainte. Contrairement à tous les autres bureaux canadiens de ce type, il est par exemple impossible de remplir directement en ligne une demande de plainte. Il est ainsi nécessaire pour la partie requérante de l’imprimer, de le remplir à la main et, ensuite, de l’envoyer par courriel ou par la poste. Le tout, à ses frais. « Je pense que c’est un facteur contribuant, en plus d’avoir de la difficulté à avoir des services en français, suppose Xavier Lord-Giroux. [La commissaire] ne facilite pas la tâche à ceux qui veulent faire des plaintes. »
De plus, selon lui, un(e) commissaire devrait être au minimum bilingue : « Je pense que c’est une aberration qu’elle ne parle pas le français, ou bien même aucune des autres langues officielles. Et admettons qu’elle parle une langue autochtone, c’est inadmissible que son personnel ne parle pas français. »
Délais et traitement
Début mai 2019, Xavier Lord-Giroux dépose une plainte. Sans réponse, il demande si une enquête a lieu au mois d’octobre suivant. Près d’un an, jour pour jour, après le dépôt de sa plainte, une réponse est enfin donnée : l’enquête est refusée pour avoir demandé l’anonymat.
« Je ne comprends pas pourquoi j’ai mis un an à recevoir un rapport », s’insurge-t-il.
Le rapport annuel de l’année 2018-2019 a lui aussi essuyé du retard : il a été publié en mai 2020, soit plus d’un an après la clôture de l’exercice financier.
Shannon Gullberg confirme que le bureau ne s’impose pas de délais à respecter. Cependant, elle avoue avoir mis plus de temps pour traiter les plaintes qu’à l’accoutumée. « Il n’y a pas de limite de temps spécifique pour traiter une plainte, tout dépend de sa nature. Je voudrais ajouter que, dans les dernières années, j’ai été plus lente qu’auparavant », confie-t-elle.
Outre les délais, M. Lord-Giroux déplore également que la commissaire ait oublié certains points soulevés dans ses plaintes : « Il y a des erreurs factuelles, comme se tromper de lieu ou changer le titre d’une personne, mais elle a aussi omis d’évoquer une grosse composante qui n’est pas abordée dans le rapport. »
Certaines recommandations ont même « scandalisé » le plaignant : concernant une plainte sur le fait que certaines déclarations de députés publiées sur le site du gouvernement des TNO n’étaient pas traduites, elle écrit dans son rapport être « d’avis qu’il serait inapproprié qu’un ministère du GTNO fasse traduire une déclaration de ministre », évoquant le « privilège parlementaire ». « Je suis complètement en désaccord avec ça, c’est scandaleux, ce qu’elle recommande, insiste-t-il. Elle est très minutieuse à détailler les jugements, les articles de lois et, là, elle ne s’appuie sur rien. »
Pour obtenir les rapports sur les plaintes qu’il a déposées, M. Lord-Giroux indique qu’il a dû en faire lui-même la requête.
Confidentialité
Dans une réponse rédigée par le bureau, Xavier Lord-Giroux se rend compte que toutes ses informations personnelles remplies dans son formulaire de plainte ont été soumises au gouvernement sans son consentement : adresse postale, courriel, numéro de téléphone, le nom de son employeur…
« Pour avoir fait plusieurs plaintes au niveau fédéral et au Nouveau-Brunswick, d’où je viens, l’anonymat est toujours respecté, à moins que l’on nous le demande », illustre-t-il.
Sur les formulaires de plainte fournis par le bureau, téléchargeables sur leur site Internet, aucune partie ne mentionne la confidentialité. « Je veux que la confidentialité soit appliquée, il y a eu des répercussions sur mon réseau professionnel », de dire M. Lord-Giroux.
Interrogé à ce sujet, Shannon Gullberg explique que, selon elle, l’anonymat nuit au bon traitement des dossiers. « Personnellement, même si je l’ai autorisé, je ne pense pas que ce soit le meilleur principe pour gérer les plaintes, explique-t-elle. S’il y a des faits, des dates, des références, ce n’est pas équitable pour les membres du gouvernement parce qu’ils ne peuvent pas répondre adéquatement. Il ne devrait pas y avoir de plaintes anonymes. Je sais que certains bureaux le font, et c’est leur droit. »
Ça n’a pas toujours été l’approche de ce bureau. Dans le rapport annuel 1993-1994, la toute première commissaire aux langues des TNO, Betty Harnum, écrivait : « L’identité du plaignant est également gardée confidentielle à moins que la personne ne l’autorise à être révélée. »
Aucune plainte déposée depuis deux ans
Contrairement aux deux années précédentes durant lesquelles aucune plainte n’a été enregistrée, plus de dix plaintes ont été déposées au cours de l’exercice 2019-2020. Shannon Gullberg a confirmé que le nombre de plaintes recevables était de dix.
Selon cette dernière, plusieurs explications sont à envisager pour expliquer l’absence de plaintes entre 2017 et 2019. « Pour les personnes autochtones, et c’est une généralisation, l’idée de remplir une demande de plainte n’est pas dans leurs habitudes, explique-t-elle. Je dois leur laisser le choix de ne pas le faire, et discuter par la suite avec les membres du gouvernement. »
Mme Gullberg justifie également l’absence de plaintes par le fait que les gens essayent de « collaborer » directement avec le gouvernement. Elle cite en exemple la Fédération franco-ténoise (FFT). « Les gens cherchent d’autres moyens qu’à travers le processus de plainte », ajoute-t-elle.
Par ailleurs, d’après elle, « beaucoup de plaintes sont les mêmes qu’à l’ouverture du bureau, donc on peut faire toujours les mêmes recommandations ou alors essayer d’engager plus les personnes dans le processus », dit-elle avant d’ajouter : « C’est une approche personnelle. »
Demande de renseignement et plainte, même résultat ?
Outre les plaintes, le bureau du commissaire aux langues officielles peut également recevoir des demandes de renseignements. Aucune enquête n’est prévue dans ce cas-ci, sauf si la commissaire en ressent la nécessité. Ces dernières sont enregistrées dans les différents rapports annuels. L’année passée, quatre demandes y ont été inscrites.
Interrogée sur l’utilité de ce fonctionnement, Shannon Gullberg explique mettre sur un pied d’égalité la demande de renseignement et la plainte.
Un avis que ne partage pas Xavier Lord-Giroux : « Lorsque l’on dépose une plainte, on a des attentes sur la qualité de l’enquête, alors qu’une demande de renseignements, c’est [la commissaire] qui choisit ou non de faire une enquête. » Il ajoute avoir déjà été satisfait par une demande de renseignements, tout en sachant qu’il n’attendait rien de plus.
« Je pense qu’il y a une profonde incompréhension de ce qu’est un commissariat. Quand on regarde son travail, ça correspond davantage à celui d’un tribunal administratif. Les possibilités de manœuvre ne sont pas exploitées par la commissaire. Il y a un profond malaise à gérer les plaintes. »
« J’ai l’impression que Mme Gullberg pense que les plaignants sont des personnes fâchées, commente Xavier Lord-Giroux, mais je ne suis pas fâché contre le gouvernement. Je veux juste qu’on reconnaisse les violations à la Loi. »