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le Vendredi 14 mars 2025 16:56 | mis à jour le 25 mars 2025 17:15 Actualités

Là où le corps ploie, l’esprit s’élève

Courbée sur la terre, un arbre à la fois : Kristel Derkowski en pleine action, plongée dans le rythme épuisant, mais hypnotique de la plantation. —  (Courtoisie)
Courbée sur la terre, un arbre à la fois : Kristel Derkowski en pleine action, plongée dans le rythme épuisant, mais hypnotique de la plantation.
(Courtoisie)
Là où le corps ploie, l’esprit s’élève
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Kristel Derkowski a passé six saisons plongée dans l’univers implacable, éreintant et étrangement méditatif de la plantation d’arbres au Canada. Elle a planté en Ontario, au Manitoba, au Nouveau-Brunswick et en Alberta, affrontant l’épuisement, l’isolement et cet état d’esprit surréaliste que les planteurs surnomment le bush crazy

Aujourd’hui chercheuse en logement nordique au sein de Taylor Architecture Group à Yellowknife, elle ne plante plus d’arbres pour gagner sa vie. Mais les leçons tirées de ces années restent gravées en elle, influençant sa vision du monde et l’amenant à écrire son mémoire, Six million trees

« Il faut juste continuer. C’est la base : ne pas s’arrêter », raconte Kristel à Médias ténois. Avec un mélange de nostalgie et de lucidité, elle revient sur ses années de plantation, évoquant les exigences du métier, la camaraderie entre planteurs et l’endurance – physique et mentale – indispensable pour survivre en pleine nature.

La plantation d’arbres est presque toujours motivée par l’argent. La rémunération fonctionne au rendement : plus on plante d’arbres, plus on gagne d’argent. C’est ainsi que Kristel a commencé, mais ses motivations ont évolué. « La motivation changeait chaque année. On commence la plantation d’arbres en tant que jeune, et au fil du temps, beaucoup de choses évoluent, y compris notre relation avec ce travail. »

Elle a expliqué l’état d’esprit nécessaire pour tenir le coup : « Ce travail demande une grande endurance physique et mentale. On est seul la majeure partie de la journée, chaque jour. Il faut rester motivé. Donc, il y a une certaine force mentale à avoir. »

Avec le temps, ce labeur exténuant a pris une autre dimension. 

« Vers la fin de ma carrière de planteuse, le travail est devenu une forme de méditation. C’est toujours difficile, mais on s’habitue à l’état mental nécessaire pour avancer toute la journée. »

— Kristel Derkowski

Alberta, 2017 – Passée de planteuse à foreman, Kristel Derkowski supervise son équipe depuis un véhicule forestier. Une autre perspective sur un métier où l’endurance et le leadeurship vont de pair.

(Courtoisie)

Un univers à part

Vivre dans des camps isolés pendant des mois crée un environnement coupé du monde extérieur. Entre planteurs, un phénomène particulier se manifeste : le bush crazy. Kristel explique : « Ce n’est pas un terme scientifique, c’est juste un mot qu’on utilisait entre nous. Parce qu’on ne quitte pas le camp pendant trois mois d’affilée, il se passe quelque chose au niveau culturel : les gens deviennent très liés les uns aux autres. »

Des habitudes étranges se développent, et l’humour devient absurde. « Il y a comme une mentalité de masse qui émerge, car on est isolés avec le même groupe de personnes pendant très longtemps, en train de faire quelque chose d’inhabituel et déconnecté du reste de la société. Alors des comportements bizarres apparaissent. Tout devient drôle. »

Mais l’isolement n’avait pas toujours des effets légers. « Parfois, certaines personnes basculaient totalement dans le bush crazy », raconte Derkowski, évoquant de vrais problèmes de santé mentale. Souvent, cependant, c’était simplement un état d’esprit différent, à la fois étrange et libérateur, où l’humour et la perception du monde changeaient au fil des semaines passées en forêt.

La plantation d’arbres a un taux d’abandon élevé. Kristel, devenue chef d’équipe, a remarqué un comportement récurrent chez les débutants : « Il y avait un terme, le rookie stare (le regard du débutant). Quand un nouveau ne savait pas quoi faire, il restait figé, regardant autour de lui. Tandis qu’un planteur expérimenté continuerait à avancer, quoi qu’il arrive. »

Elle a elle-même connu des moments de doute. « J’ai commencé à avoir de grosses douleurs au bas du dos, au point d’en être complètement handicapée. On doit se pencher environ 3 000 fois par jour en plantant. Parfois, mon dos se bloquait et je devais quand même continuer 2 500 fois encore dans la journée. »

Malgré tout, l’expérience lui a apporté une résilience profonde. Elle cite un ami planteur qui conseillait aux débutants : « Personne ne viendra te sauver. Plus vite tu le comprends, plus vite ça ira. » Elle ajoute : « Cette idée s’applique à la vie en général. Il faut juste continuer à avancer et faire face. »

Le décor familier de la plantation d’arbres, des forêts à faire renaitre. Après une journée de labeur, une équipe de planteurs regagne le camion.

(Courtoisie)

Écrire Six million trees

La rigueur acquise en plantant des arbres lui a servi lorsqu’elle s’est lancée dans l’écriture. Écrire un livre demande de l’endurance et de la motivation, affirme-t-elle, un peu comme planter des arbres. Après trois saisons de plantation, elle s’est dit que si elle pouvait planter 3 000 arbres par jour avec de la discipline, alors aligner 3 000 mots quotidiennement devrait être encore plus facile.

Elle a donc choisi de s’isoler en Amérique centrale pour rédiger son livre. « Je n’avais ni internet ni téléphone, et mon objectif était d’écrire 3 000 mots par jour. C’est beaucoup plus simple que de planter 3 000 arbres ! »

Aujourd’hui, Derkowski travaille dans la recherche sur le logement nordique. Mais la plantation l’a marquée à jamais. « Après des années de labeur physique solitaire, on devient plus résistant face aux difficultés. »

Son histoire est celle d’un combat intime contre la fatigue, oui, et l’isolement et les limites du corps. Mais Six million trees ne se contente pas de raconter la plantation : il plonge dans l’essence de la résilience humaine. Car parfois il n’y a pas d’autre choix que d’avancer, courbé sous l’effort, un arbre après l’autre, jusqu’à ce que la forêt renaisse.