le Samedi 19 avril 2025
le Vendredi 19 mai 2000 0:00 | mis à jour le 20 mars 2025 10:35 Politique

De la pelouse jusqu’au pôle nord! Le Nunavut après un an d’existence : un commentaire

De la pelouse jusqu’au pôle nord! Le Nunavut après un an d’existence : un commentaire
00:00 00:00

Le projet Nunavut est ambitieux. Il s’agit ni plus ni moins de renverser le cours de l’histoire canadienne. Il faut se rappeler que dans la province du Manitoba dès 1870, puis au Yukon et ensuite aux Territoires du Nord-Ouest, les populations autochtones n’ont jamais réussi vraiment à tirer profit des appareils politiques institués par les Euro-Canadiens. Elles ont rapidement été marginalisées sur leurs propres terres ancestrales par des promesses de pacotilles.

Les nouveaux venus ont rapidement développé des milieux urbains, tandis que les populations indigènes se sont agrippées aux arbres, aux rivières ou aux régions maritimes côtières plutôt recouvertes de toundra. Là, dans la forêt, à l’affût de l’orignal ou de la martre ou encore en pleine mer à la poursuite du phoque et du béluga, les traditions ancestrales se transmettent toujours. Même que dans l’est de l’Arctique et surtout sur la Terre de Baffin et au Nunavik, on utilise encore couramment la langue inuite.

Mais voilà, les grandes décisions se prennent dans les villes. La dévolution de pouvoir d’Ottawa à Yellowknife à partir de 1967 a créé de toute pièce une ville anglo-canadienne en plein territoire déné pour abriter la bureaucratie nécessaire au fonctionnement des rouages de l’État. Rétrospectivement, beaucoup constatent que le gouvernement qui s’y est développé n’a pas d’abord servi les intérêts des populations autochtones avoisinantes et majoritaires. Il s’est développé au contraire comme une réalité séparée, comme une banlieue d’Edmonton dans la région du Deh Cho. Est-ce que les Territoires du Nord-Ouest n’ont jamais élaboré un projet de société pour la majorité de sa population autochtone qui les composait avant la division? Un projet de société spécifique à l’habitat et aux cultures nordiques? Est-ce que les Territoires du Nord Ouest ont jamais eu un plan en poche pour réconcilier les ambitions de son élite bureaucratique non autochtone et le reste de sa population?

Spontanément, les Canadiens du Sud tendent à reproduire au Nord l’univers qu’ils connaissent déjà sans trop faire l’effort de réfléchir sur la spécificité de leur nouvel habitat : le bungalow, les voitures, quand ils le peuvent la pelouse, le supermarché, sans oublier les bars et les discothèques qui dans un environnement nordique ont un tout autre poids social.

Le Nunavut aurait voulu être autre chose et surtout éviter le rouleau compresseur de l’assimilation. Les Inuits ont rêvé d’un gouvernement à eux, qui s’occuperait des affaires publiques un peu à leur manière et qui mettrait en valeur leur patrimoine ancestral. Un gouvernement composé majoritairement d’Inuits où la langue de travail serait la langue inuite. Les Inuits du Nunavut ont attaché à leur projet de gouvernement territorial leur rêve d’auto-détermination. À l’époque, c’était d’ailleurs le principal argument pouvant motiver la division avec les TNO.

Le Canada, exaspéré par l’incessante visite chez le dentiste où le ramène les nationalistes québécois, ébranlé dans sa mythologie de boy-scout des droits humains par la crise d’Oka et le blocus du pont Mercier en 1990, a versé des larmes d’espoirs sur le projet Nunavut. « Voyez comme on est conciliant avec nos minorités au Canada! » ont claironné les dirigeants politiques sur les tribunes médiatiques du monde!

Est-ce que le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien avait travaillé sérieusement sur des devis qui auraient permis d’imaginer l’ingénierie de l’autodétermination des Inuits au Nunavut et l’utilisation de la langue inuite comme langue officielle? Est-ce que le nouveau gouvernement du Nunavut s’est tout de suite attelé sur un plan de travail pour créer ici une société nordique originale à la mesure du rêve de sa majorité inuite?

Le Canada n’est pas un pays socialiste. Même dans une économie subventionnée à 95% par l’État fédéral comme au Nunavut, on continue de privilégier l’initiative individuelle et la loi du plus fort. La loi du plus fort au Nunavut, c’est celle des trente et quelques chaînes de télévision qui inondent chaque jour de contenu anglophone, surtout américain, les maisonnées inuites, c’est la loi d’un système d’éducation qui reproduit toujours machinalement et en anglais les programmes scolaires officiels de l’Alberta, c’est la loi d’un système de justice qui finit par envoyer en prison une majorité de jeunes hommes, c’est la loi des centaines de nouveaux fonctionnaires qui montent à Iqaluit comme pour une ruée vers l’or et qui n’avaient jamais entendu parler de l’Arctique avant. À moins d’un virage capital de l’appareil d’État, que les fonctionnaires ne sont pas capables d’imaginer et qu’aucun politicien inuit ne formule encore clairement, la création du Nunavut aura l’effet contraire de la vision initiale qui l’a mis au monde : l’assimilation accélérée des Inuits à un rapport de dépendance mur à mur aux institutions du Canada anglais. D’ici cinq ans, Iqaluit pourrait bien devenir un nouveau Yellowknife.