le Samedi 19 avril 2025
le Vendredi 1 septembre 2000 0:00 | mis à jour le 20 mars 2025 10:35 Économie

Que diable allait-elle faire dans cette galère? (suite et fin)

Que diable allait-elle faire dans cette galère? (suite et fin)
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À partir de Campsell Bend, la surprise qui nous attend au détour, ce sont les montagnes. À partir de là, les montagnes vont nous accompagner et nous serviront de décor jusqu’à Tulita.

La journée est magnifique. Il fait chaud depuis que la brume s’est estompée. Le fleuve est vraiment majestueux et jamais nous n’aurions cru qu’avec un courant si puissant, il puisse prendre l’apparence d’une mer d’huile. En effet, pas même un pli ne vient troubler le calme de l’eau. Les montagnes se mirent dans l’eau. C’est la vie qui bat.

Depuis notre départ, nous suivons les repères de navigation, car souvent le fleuve se sépare en deux, passe de chaque côté d’une île, prend des méandres et on pourrait rester pris sur un banc de sable ou un rocher à fleur d’eau. En suivant les bouées, on s’évite tout désagrément malencontreux. Malgré tout, en raison d’une bouée que nous n’avions pas vue, on se retrouve sur un banc de sable. Le bateau est léger et petit. Deux ou trois coups d’aviron, et nous voilà tirés d’affaire. À partir de ce moment-là, on prend encore plus au sérieux notre rôle de navigateur du dimanche. Il ne faut plus rater de bouées. De plus, nous n’avons pas de sonar, ou repéreux de poissons si vous voulez.

Pendant des heures, on se laisse descendre avec le courant…et les 20 forces de notre moteur. Ça roule bien, le décor nous fascine. Une autre embûche allait se dresser : le bois flottant. Il faut exercer une vigile de tous les instants si on ne veut pas entrer en collision avec du bois charroyé par les affluents du fleuve. En effet, ces rivières puissantes transportent du bois de tous acabits : souvent des branches, mais à l’occasion il peut s’agir d’un arbre énorme. Il faut se méfier de tout ce qui flotte, car à l’occasion, ce qui ne semble qu’une branchaille peut s’avérer le bout d’un arbre qui est en suspension dans l’eau. Notre attention est en éveil constant. Pas question de se retrouver sans moteur. On a beau descendre le courant, on descendrait longtemps. Cette observation dure souvent deux heures après avoir passé une rivière. Le processus va se répéter tout au long de notre descente. Si vous décidez de tenter l’aventure, apportez une paire de jumelles. Cela vous facilitera la descente pour surveiller les bouées et le bois flottant. J’ai oublié les miennes dans la voiture. Pas pratique!

Quelques kilomètres avant d’arriver à Wrigley, on aperçoit deux bouées vertes, l’une à côté de l’autre qui semblent porter de petits drapeaux verts. Bizarre. Qu’est-ce que c’est ça. On approche tout doucement des bouées pour s’apercevoir qu’il s’agit de deux personnes en kayak (2 kayaks) qui naviguent avec une petite voile. On envoie la main à nos deux aventuriers, et on poursuit la route. Le courant est extrêmement fort dans ce secteur. Tellement fort, qu’à peine avançons-nous. En effet, le courant crée des remous qui font forcer le moteur et empêchent le bateau d’avancer. L’eau est noire, profonde, agitée. C’est beau, c’est puissant.

Arrivés à Wrigley, mon compagnon (qui, vous l’aurez deviné, est notre directeur du journal) me laisse surveiller le bateau et part chercher du gaz. Je reste sur la berge avec la chienne. Les deux navigateurs arrivent entretemps. Ils viennent me voir pour me demander si je peux les emmener au village en voiture. Je leur explique que tout comme eux, je suis une touriste de passage. C’est alors que j’apprends que ce sont deux Allemands et qu’ils font la descente de Fort Providence à Inuvik : 1750 kilomètres. Toute une expédition en kayak. Ils disparaissent dans le petit sentier et mon compagnon revient, à moitié-mort d’avoir rapporté deux contenants de cinq gallons. On décide de dormir tout près, à environ 1/2 kilomètre plus loin.

Après un souper gastronomique (Kraft Dinner, vin rouge et c’est tout), nous montons les tentes et on dort. Il nous reste la même distance à parcourir qu’entre Fort Simpson et où nous sommes. Grosse journée en perspective. Ce soir-là, le vin aidant, aucune idée d’ours ne m’a empêchée de dormir. Le lendemain, il vente un peu, mais la journée est belle. Nous reprenons notre navigation. Nous n’arrêtons pas pour manger, mais uniquement pour permettre à la chienne d’aller soulager ses besoins naturels (bon prétexte pour nous, d’ailleurs). Nous grignotons du fromage et des biscuits, et ça suffit. Quelques kilomètres après Wrigley, il y a un énorme rocher qui va jusque dans l’eau et qui s’appelle Roche-qui-trempe-dans-l’eau, comme ça, en français, probablement nommée par les premiers explorateurs français, ou missionnaires ou un Métis. Beau nom pour une roche. Nous passons la rivière Keele vers la fin de l’après-midi, et en ressortant au large, le vent nous frappe de plein front. Les vagues sont grosses et nous avançons avec peine. Rendus de l’autre côté du fleuve, nous arrêtons quelques minutes pour étudier la situation. On ne peut pas rester toute la nuit où nous sommes. Nous décisons donc de continuer, et le vent reprend de plus belle. Les vagues sont énormes et commencent à entrer dans le bateau. Nous sommes trempés. Encore une fois, nous nous retrouvons sur la berge et décidons d’attendre là que le vent se calme. Les vagues sont déchaînées. Fort heureusement, au bout d’une heure à peine, le vent se calme et on décide de repartir sur-le-champ, car Fort Norman n’est plus très loin, d’après nos calculs, notre gaz, notre intuition, etc. Nous repartons donc. Les vagues se sont beaucoup calmées. C’est plein gaz que nous faisons les derniers kilomètres qui nous séparent de notre port d’arrivée. Au détour de la pointe, Fort Norman apparaît dans sa splendeur. Des enfants se baignent dans le fleuve. Il est 20 h 30. Nous avons réussi à nous rendre. Quel beau voyage! Et n’ayez crainte, elle était bien oubliée, ma petite phrase de Molière : « Que diable allait-elle faire dans cette galère? ». D’ailleurs, il faut que je fasse amende honorable à Molière, en cette fin de récit. Dans la phrase célèbre, il faut remplacer le « elle » par un « il ». Eh oui, c’est ainsi. Et c’est la fin. Geneviève Harvey [email protected]