Sur l’Île Victoria, un animal emblématique constitue encore la première source de viande pour bien des Ténois.
Quand on voit des rochers bouger dans la plaine arctique, on se demande si l’on ne rêve pas. Lorsque c’est un pan entier de montagne qui coure à vive allure, il s’effectue un appel au contraste. Entre l’immensité blanche, la neige sur le sol, le voile de nuage plongeant le reste du paysage dans l’absence de relief, et les masses noires, blocs de pierre parsemés ou hordes d’animaux. Repéré dès la traversée du lac, un troupeau de bœufs musqués est laissé à lui-même le temps pour les chasseurs de monter un campement et de percer quelques trous pour la pêche.
Sur des motoneiges, une dizaine de jeunes supervisés se mettent en route pour ramener le plus petit spécimen parmi cette poignée de bœufs musqués. Mais s’approcher des six toisons brunes n’est pas aussi facile. Après avoir contourné la colline sur laquelle ils s’échappent, le groupe de chasseurs arrive à couper court à leur fuite en passant les premiers dans un canyon qui sépare ces bovidés d’une autre élévation. Maintenue sur le faîte de l’escarpement rocheux, la horde prend son souffle, ne sachant pas quelle distance tenir avec ces bipèdes. Carabine à l’épaule, cinquante mètres sont de trop pour qu’un jeune puisse récolter sa première bête. En essayant de s’approcher précautionneusement, les chasseurs effraient malheureusement leurs proies et se retrouvent seuls sur la cime alors que les bêtes se glissent derrière la colline. Il faudra une escouade de deux, trois motoneiges et des cris grotesques pour les refaire descendre dans la plaine gelée. Exité, le groupe de jeunes attend de revoir apparaître la corne d‘une de ces bêtes sauvages. « Pour nous, le bœuf musqué c’est de la nourriture, explique un des adultes. Nous ne lui attribuons rien de spirituel. Il nous donne de la viande toute l’année et nous utilisons la fourrure et les cornes que l’on sculpte. » Lorsque le troupeau réapparaît sur le lac, galopant à folle allure devant une motoneige le dirigeant vers le campement, le groupe redescend de la colline pour un face à face meurtrier. La jeune fille désignée pour tirer embarque sur la motoneige du meneur. Ils poursuivent ainsi les bêtes jusqu’à ce que le troupeau s’émiette et que deux ou trois animaux exécutent leur dernière halte. Essoufflés, tirant la langue et haletant, les bœufs se collent l’un contre l’autre, l’arrière-train connecté, leurs cornes faisant face au danger. Pourtant, ils resteront là, reprenant haleine, ne laissant transparaître aucune intention de se défendre. La jeune fille de 14 ans prend son temps, c’est la première fois qu’elle est aussi proche d’un de ces mammifères vivant sur son île arctique. À quelque cent cinquante mètres plus loin, la famille et les autres jeunes assistent à la scène.
« J’étais nerveuse, je sentais mon cœur battre vraiment très fort alors que je voyais ces animaux respirer juste devant moi, raconte Caitlin Ogina après avoir achevé une jeune femelle. J’ai été très émue quand tout le monde est venu me féliciter. Ma mère et ma grand-mère étaient là, mes amis aussi. » Après la séance de photos, la fraîche carcasse est tirée vers le campement par les jeunes survoltés. Commence ensuite le dépeçage et l’apprentissage. Aujourd’hui, les jeunes regardent, demain ils pratiqueront sur un autre animal. Découpés à l’aide d’un ulu, des morceaux de viande sont tout de suite mis dans une casserole, ils seront bouillis avec des pâtes et des légumes pour une dégustation sur place. Le reste de la viande, comme le veut la tradition réservée à une première prise, sera distribué aux aînés du village. La jeune fille ne gardera en sa possession que les deux filets mignons ainsi que de la lourde peau touffue qu’arborait ce bœuf musqué. Arrivée au village, Caitlin sait que la nouvelle s’est déjà répandue via un système de radio, car chez elle, les appels pleuvent pendant qu’elle se prépare à distribuer son butin.