Minuit et quinze minutes, dans un quart d’heure j’embarque pour un voyage de 24 heures en autobus. Je vérifie une dernière fois mes sacs. Quand j’ai dit à mes amis de Montréal que je voyagerai en bus de l’Alberta vers les Territoires du Nord-Ouest, ils ont poussé un cri épouvantable : » Mais c’est ben trop loin, c’est ben trop long, fais pas ça, voyons ! » Mon amie France m’a chargée d’accessoires qu’elle jugeait indispensables pour aller dans ce bout du monde : un sac de couchage, si jamais nous tombions en panne dans la taïga, une lampe de poche, un couteau, du chocolat, une carte de téléphone.
Le chauffeur annonce l’embarquement d’une voix forte. À minuit trente, nous partons. Chacun crée son petit territoire personnel en disposant oreiller et sac pour dormir confortablement et pour s’isoler du voisin. À l’avant du bus s’assoient un jeune couple et des personnes qui voyagent seules. Au milieu s’installent des parents avec leurs enfants. Ceux qui cherchent la solitude se réfugient dans le fond. Nous sommes une vingtaine de passagers. Je m’endors instantanément, allongée sur deux sièges. Réveil à 7 h pour un petit déjeuner à Peace River pendant trente minutes. Je fais connaissance avec mes voisins et nous découvrons notre point commun : on prend le bus parce qu’on a du temps et un budget limité. Un Albertain rejoint son chantier de construction de route, une grand-mère d’origine autrichienne va voir ses enfants, une Métis de l’Ontario visite sa fille à Hay River. Tout en avalant nos ¦ufs-bacon, nous parlons des attentats du 11 septembre. Un nouveau chauffeur, de très bonne humeur, nous invite d’une voix forte à partir. Je commence à croire que les chauffeurs de Greyhound ont une formation particulière pour animer les groupes des voyageurs au long cours. Le conducteur nous compte au fur et à mesure que nous grimpons dans le bus et je lui trouve un furieux accent québécois. Je lui demande s’il parle français. Il me regarde, étonné, me sourie de toutes ses dents jaunies puis me pousse gentiment dans le bus.
La route est douce, les conversations commencent à aller bon train, les bruits de paquets de chips ouverts résonnent, des films passent sur les écrans, le paysage est magnifique. Nous dépassons le panneau qui marque le 60e parallèle. J’apprends que Indians Cabins est un lieu de rencontre important des Amérindiens, alors que je n’en vois que quelques vieilles maisons mobiles et une chapelle missionnaire abandonnée. J’aperçois le gouffre des Twin Falls. Les arrêts sont fréquents, toutes les deux heures. On fait quelques pas, on prend une boisson chaude, des passagers descendent après Peace River.
Cela fait douze heures que nous roulons. La proximité de longue durée incite aux confidences. Ma voisine Métis raconte sa vie. Elle a grandi dans une réserve, elle a eu cinq enfants et elle est engagée dans l’Église catholique pour animer des séances de prière et de lecture des Écritures. Une habitante anglophone de Hay River nous offre des pop-corn sucrés. C’est une conteuse. Elle va dans des familles pour raconter des histoires. Au moment de se séparer, mes deux voisines m’invitent à venir les voir à Hay River. J’ajoute des adresses dans mon carnet.
À l’arrêt d’Enterprise, le chauffeur rentre dans le restaurant et me dit : » C’est le temps de la soupe ! Il faut manger la soupe, elle est bonne la soupe ! » J’éclate de rire. Voilà les mots qu’il a retenus de son enfance avec une mère francophone, dans un village de l’Alberta. Il s’en va. Et là, je me sens pour de vrai abandonnée dans ce restaurant minable, survolé par des corbeaux.
On n’est plus que deux voyageurs : un gars percé et tatoué, à la mine patibulaire, qui va travailler dans le Nord, et moi. Il me dit qu’il n’a pas d’argent pour se payer un café. Je lui donne deux dollars. Il disparaît dans le bar, sans dire merci. Enfin, après une heure d’attente, le bus pour Yellowknife arrive.
Je me sens en forme pour affronter les 500 kilomètres et les six heures de trajet restant. Le gars du Nord me demande, d’une voix rude, un avis pour choisir un film. Je lui suggère une comédie et il obéit instantanément. Quant au troisième chauffeur, il est d’origine allemande, anglophone, marié à une Amérindienne et ses quatre enfants.
Nous croisons des bisons paisibles qui broutent l’herbe tendre. La nuit précédente, un chauffeur de la compagnie de bus a frappé de plein fouet un bison. Je vois le corps de l’animal sur le bas-côté. Malgré ce danger et l’obscurité croissante, le chauffeur mène son bus à vive allure. Il récupère un jeune Amérindien et nous poursuivons la route à grande vitesse. La route devient une piste de terre. Les amortisseurs (et la colonne vertébrale) encaissent les secousses, les pneus s’enfoncent dans les trous, la porte du bus menace de s’ouvrir à tout moment et le chauffeur ne ramasse plus une pièce du tableau de bord qui tombe sans arrêt. Il est pressé d’arriver car il doit rentrer chez lui, à Hay River, soit une nuit de travail et 1 000 kilomètres.
Le voyage s’achève à 23 heures. Un vent glacial me saisit et je suis vite gelée. Je vois une fille quitter le restaurant qui sert de terminus, en chandail et bermudas. Je comprends alors que je suis enfin arrivée dans ce que l’on appelle le Nord, dans ce que mes amis appellent le bout du monde, là où l’hiver peut vous tomber dessus le temps de prendre un café.