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le Jeudi 20 janvier 2011 13:44 Culture

L’abri de verre par Diane Fortin

L’abri de verre par Diane Fortin
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– Bon un p’tit café et je serai prête.

– Il ne manque rien je crois : le bidon d’eau potable, la lampe frontale, le poulet, deux patates, deux oignons, quelques carottes, trois pommes et des noix. Quant au reste, je l’aurai au camp. Tout sera gelé, mais qu’importe, ça fera l’affaire une fois bien réchauffé.

Sophie enfile des sous-vêtements chauds, des salopettes doublées, un chandail, un polar et son parka. Pas de chapeau : le capuchon du parka avec sa fourrure de coyote la protégera suffisamment du vent. De toute façon, elle a toujours trop chaud lorsqu’elle marche plus de deux heures sur le lac. De bonnes mitaines chaudes en fourrure de phoque protégeront ses doigts du froid mordant, mais elle sait bien qu’une fois réchauffés, elle devra les enlever occasionnellement pour libérer la chaleur emprisonnée. Il n’y a que les pieds qui posent problème; mais cette année, en portant des bottes plus grandes, Sophie s’est résignée à utiliser des sachets chauffe-orteils même s’ils sont un peu inconfortables.

– Quarante-cinq minutes de route et je serai à mon point de départ. Quelle joie! Enfin de retour au camp après ces mois de grisaille où le Grand lac des Esclaves n’a cessé de cracher sa bouderie sur la ville en un épais brouillard. Aujourd’hui, le vent est léger de l’Est et le mercure atteint -32 ºC, mais la météo annonce -25 ºC pour la journée. Ce sera bien.

Arrivée à Fisher Point, Sophie respire un grand coup. Le bonheur et le silence sont au rendez-vous. Il ne reste plus qu’à remplir le traîneau des victuailles et autres biens, puis à chausser les raquettes. Les doigts déjà gelés par les attaches des raquettes se réfugient rapidement dans les bonnes mitaines de fourrure.

La marche commence. Il est 10 heures du matin et le soleil tarde à se lever. À cette latitude, au début de l’été, il se lève à 3 h 30 et se couche à 23 h 45 mais au début de l’hiver, il paresse jusqu’à 10 h 30 le matin, pour se recoucher à 15 h 30. Avec le vent dans le dos et les rayons de soleil qui surgiront sous peu, la randonnée sera magnifique. Sur le lac, la neige est épaisse et plutôt ferme, empêchant les raquettes de trop s’enfoncer. C’est dans ces moments de complète solitude et d’isolement en pleine nature que Sophie se sent envahie d’une grande quiétude.

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Toute cette aventure a commencé lorsqu’elle a rencontré un couple de Belges, il y a quelques années. Lui, menuisier, elle, enseignante. Une sincère amitié s’était vite installée et ensemble, ils ont décidé de construire un camp. Loin. Hors de portée de vue. À l’abri de la civilisation, disaient-ils. C’est de la folie, disait Pascaline. Mais si, c’est faisable disait, Marc. Et pourquoi pas? disait Sophie.

Branle-bas de combat : Marc rassemble les matériaux usagés à la décharge municipale ou chez ses clients, Sophie achète un petit bateau avec moteur et Pascaline cuisine. Le trio s’amuse tout l’été et l’hiver suivants pour enfin avoir un camp à leur goût. Bien sûr, avec le temps, on y bricolera tous ces petits ajouts qui faciliteront et agrémenteront des séjours inoubliables. Et il y en a eu des séjours inoubliables! La construction d’abord avec ses cachotteries et ses peintures de camouflage pour qu’on ne repère pas le petit paradis en devenir. La guerre aux moustiques. Les pêches miraculeuses. Les longues nuits à la clarté du ciel l’été et les parties de Scrabble à la chandelle, l’hiver, entrecoupées de séances d’admiration des aurores boréales.

Mais le trio n’a pas survécu à l’appel du « Sud ». Trois ans plus tard, Marc et Pascaline, enfin à leur retraite, se sont installés au Québec, là où il est plus facile de vivre en français. Sophie est donc restée seule avec son camp.

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L’été dernier, on a changé les fenêtres d’un immeuble près de chez Sophie.

– Quelle veine! Nous avons toujours voulu avoir une vue spectaculaire depuis notre camp. La fenestration y est déjà très importante, mais serait-il possible de remplacer tous les murs par des fenêtres? Une sorte de serre… un abri de verre?

Sophie s’emballe, elle qui ne carbure qu’aux projets comme diraient ses amis. Ses yeux pétillent et lorsqu’elle en fait part à un ami menuisier de passage dans sa ville, elle réussit à lui transmettre sa folie.
On transporte alors les fenêtres usagées et on se met à la tâche. Les directives sont claires : aucun mur visible ne devra exister. Au travers du camp, on devra voir les roches et les arbres qui l’entourent, les meubles devront être couleur de roche, de terre et de forêt : l’ensemble devra se fondre dans la nature. Tout de bois construit, le camp original était déjà un modèle d’intégration. Les arbres frôlaient la construction, les roches servaient de marches et les branches des pins caressaient les cheveux des visiteurs à leur passage. Rien n’avait été négligé pour se sentir partie intégrante de la nature. On atteindrait cette fois, avec le verre, le summum de l’intégration, rien de moins!

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Le soleil s’est enfin levé et envahit le lac. La neige éblouissante accueille les pas de Sophie et laisse entrevoir ici et là les pistes des randonneurs nocturnes : lynx, renards, loups, lièvres et même un orignal. Sophie aurait bien aimé les rencontrer, mais elle sait pertinemment que ce sont des animaux sauvages et qu’il vaut mieux s’en tenir éloigné pour éviter des échanges malheureux. Arrivée au camp de verre, elle aura tout le loisir de ressentir cette « fusion » tant souhaitée avec la nature. Les derniers panneaux de verre ont été installés à la toute fin de l’été. L’automne ayant cédé sa place trop tôt à l’hiver, Sophie a dû, cette année, fermer le camp en septembre. N’ayant pas eu le temps de jouir de son abri de verre comme elle le désirait, elle a donc très hâte de se réfugier dans cette bâtisse inusitée.

Deux heures de marche où le cœur bat son plein. Beaucoup plus par l’excitation de retrouver son camp que par l’effort de marche en tirant un traîneau chargé. Puis, au tournant dans la baie, le Camp! À peine visible par la neige qui l’entoure et qui semble le transpercer. Et pourtant, il est bien là!

– On dirait qu’il m’attend, patient, comme s’il attendait sa bien-aimée. Pourquoi donc cette sensation intense de communion avec ce lieu? se demande Sophie.

Sophie a souvent chanté avec le corbeau. Elle a rigolé avec la martre qui voulait son poisson. Elle s’est baignée avec les huards à quelques pieds d’elle. Elle a arrosé les arbres de la forêt lors des périodes de sécheresse. Elle s’est même excusée aux plantes qu’elle foulait par erreur. Elle a chanté la beauté de la forêt à chacun de ses séjours. L’ours ne lui a pas fait d’histoires et l’a laissé cueillir les canneberges et l’aigle lui a chaque fois rendu visite pour la saluer et se faire admirer. Elle se sent chez elle, elle se sent parmi les siens, elle se sent bien-aimée.

– Le verre est triple et on verra bien comment il acceptera cette première attisée dans le poêle à bois, songe Sophie.

La vigueur du feu s’installe et au début, comme autrefois avec les fenêtres, le verre s’embue et se glace. On n’y voit plus rien dehors. Mais au bout de cinq heures, le tout s’est volatilisé et la température du camp est maintenant à 20 ºC. Le soleil est déjà sous l’horizon et le ciel se peint de minuscules points brillants. Sophie allume alors des chandelles, une multitude de chandelles. Un vrai sanctuaire.

Après un souper presque copieux, quelques parties de jeux de cartes en solitaire, un peu de lecture et la préparation du bois pour la nuit, Sophie s’engouffre dans son lit qui a maintenant atteint une température confortable. Et les bougies s’éteignent.

Quel spectacle! Les aurores boréales s’installent pour leur prestation hivernale. Jamais Sophie n’en avait vu de si belles et si colorées. Elles dansent au-dessus d’elle et même à côté d’elle, car grâce aux murs de verre, Sophie voit partout, autour d’elle comme au-dessus. Quelle sensation de symbiose! Et à gauche, là au fond, deux points rouges! Les yeux de quel animal? Et puis deux autres, puis d’autres encore. On dirait qu’ils dansent pour accompagner les aurores. Le vent se lève et les branches grignotent le verre. Sophie est le témoin privilégié de cette nature secrète. Elle retient son souffle pour ne rien perdre du spectacle et ressent tout doucement qu’une sorte de fusion s’opère…

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On n’a pas revu Sophie. On l’a bien cherchée pourtant. Pas tout de suite cependant. Ses amis, habitués qu’elle aille seule au camp, ne se sont pas inquiétés. Ses enfants au loin ne se doutaient de rien. Mais, une semaine après la randonnée de Sophie, un ami qui essayait de la rejoindre a eu des doutes sur son absence. Ne la trouvant pas, il a alarmé tout son entourage. On est allé voir à Fisher Point et on y a trouvé le camion de Sophie. On est allé sur le lac, mais on n’y a vu aucune trace, le vent ayant fait son œuvre. On a alors emprunté une motoneige pour se rendre au camp… on n’a pas trouvé le camp.

– Mais oui, c’était dans cette baie!

– Mais non, c’est la suivante, je m’en souviens, je suis venu souvent l’aider cet été avec son camp de verre.

On a visité plusieurs baies et on est revenu plusieurs fois à celle qu’on croyait la bonne. Mais rien. Rien n’y paraissait, comme si le camp n’avait jamais existé!

FIN