Je vous ai laissés alors que la rivière Nahanni venait de nous engouffrer dans ses eaux tourbillonnantes. Le paysage est à couper le souffle, alors que nous passons dans un canyon aux roches vertes, rouges, grises. Mais à peine avons nous le temps de jeter un bref coup d’oeil que nous devons regarder où nous allons, car la rivière ne lésine pas. Un faux mouvement, une vague mal prise et nous serions en fâcheuse posture. Nous essayons tant bien que mal de diriger notre embarcation. Nous parcourons ainsi quelques kilomètres de rapides et nous retrouvons avec plaisir une rivière plus paisible qui nous laisse contempler ses abords absolument impressionnants. Quelques kilomètres plus loin, bien remis de nos émotions, nous devons affronter un nouveau challenge : la figure 8. La rivière change abruptement de direction (quasiment 90 degrés dans mon souvenir quelque peu altéré par le temps) et fait une sorte de vague qu’il faut franchir en ramant très fort, sinon le courant nous rejette contre une haute paroi rocheuse, tout au bout. Nous évaluons la situation, ramons, ramons, mais en vain. Le courant nous ramène bien loin derrière et nous devons recommencer l’opération qui nous gobe bien de l’énergie. Et c’est au son d’un Rame, Rame, de mon compagnon que nous nous apprêtons à franchir la figure qui, même si elle s’appelle 8 pour les autres, demeurera la figure 16 dans nos souvenirs et dans nos bras. Donc, nous ramons, ramons, et hop! nous nous retrouvons contre la paroi rocheuse où le courant veut nous précipiter. Un canot mal dirigé peut se fracasser, mais notre embarcation ne nous crée pas de crainte : aucun danger ne nous menace. Cependant, quelle n’est pas notre surprise de découvrir que nous n’avançons plus. Le courant fait un grand tourbillon où nous sommes coincés. Nous devons encore une fois déployer toute l’énergie dont nous sommes capables pour nous sortir encore une fois de ce mauvais pas. Nous ramons, ramons et nous réussissons à traverser la rivière pour atteindre une petite île qui nous abritera pour la nuit. Comme nous sommes partis de la chute vers les 16 heures, il est maintenant temps de penser à préparer notre bivouac pour la nuit et nous voulons également admirer le paysage. Et laissez-moi vous dire que ce repos est vraiment anticipé en raison des énergies folles que nous avons dépensées et des émotions fortes qui nous ont traversés.
Nous contemplons ces montagnes grandioses, nous examinons les roches pleines de fossiles sur la grève, nous relaxons, nous profitons d’un moment incomparable. La vie est grandiose et nous voulons goûter de tous les moments qu’elle nous offre. Nous avions rêvé de cette expédition et la réalité dépasse nos attentes les plus folles. La Nahanni est vraiment à la hauteur. Et nous apprécions notre chance de faire partie du petit nombre de personnes qui peuvent vivre une telle expérience! Oui, nous savons l’apprécier et toute notre vie cette rivière nous suivra.
Autre chose très appréciée sur cette rivière, c’est ce caractère sauvage et cette impression, et je dis bien impression, d’être les premiers à passer par là. Les personnes qui s’aventurent sur cette rivière sont des amoureux de la nature, des gens qui respectent l’environnement dans ce qu’il offre de plus grandiose. Donc, sur la rivière, peu importe où vous vous arrêtez le soir pour dormir, vous ne trouverez jamais trace du passage d’êtres humains, même si vous savez pertinemment que d’autres sont passés avant vous. Le soir, vous faites brûler vos boîtes de conserve pour tuer toute odeur (car n’oubliez pas que ces montagnes constituent d’abord et avant tout le territoire des grizzlis), boîtes que vous allez écraser le lendemain pour les emporter dans votre zodiac. Avant notre départ de la journée, nous effaçons toute trace de notre passage : feu, mégots de cigarettes que nous avions soigneusement recueillis (car n’oubliez pas que j’étais encore à cette époque une fumeuse impénitente, et mon compagnon aussi, oh horreur). Nos déchets humains ont soigneusement été enterrés profondément dans le sol, car les fonctions naturelles continuent de prévaloir, ça va sans dire.
Je ne vais pas continuer de décrire dans le détail la suite de ce voyage enchanteur et merveilleux, mais deux yeux, c’est pas assez pour pouvoir apprécier ce voyage à sa juste valeur. Et les endroits historiques défilent : Dead men Valley, la piscine d’eaux sulfureuses, des vestiges d’anciennes cabanes. Nous ne voyons pas beaucoup d’animaux : un orignal très sérieux, quelques loutres joueuses et des centaines d’oiseaux, dont des aigles. Quelques autres rapides nous attendent. le George Riffle est bien pépère par rapport au bas de la chute, mais il faut tout de même être prudents. Les Splits, là où la rivière se divise et se ramifie à l’infini nous causent quelques soucis. En effet, il faut lire la rivière et une fois ou deux, nous nous perdons dans les dédales des ramifications. Mais nous retrouvons bien vite notre route et nous continuons de jouir du moment qui s’offre. Une fois, nous ne pouvons camper à l’endroit choisi, car nous apercevons des pistes fraîches d’ours. Nous décidons d’aller plus loin, mais comme la berge n’offre rien et que nous sommes à bout de force, nous décidons d’attacher notre zodiac à un arbre et de roupiller dans l’embarcation mais au prochain détour de la rivière nous attend une rive accueillante et c’est avec plaisir que nous dégustons nos deux dernières boîtes de thon, sans autre accompagnement qu’un bon petit feu de bois où nous brûlons les restes et nous sombrons dans un sommeil profond entrecoupé de rêves d’eaux cristallines et de montagnes aux roches acérés. Comme toute belle histoire, notre voyage a une fin. Nahanni Butte constitue notre dernière étape. En principe, nous devrions ramer jusqu’à Blackstone, sur les rives de la rivière Liard, mais une agente de la faune offre de nous ramener à Blackstone le soir même, ce que nous acceptons avec plaisir, car les eaux de la Liard sont plus lentes que celles de la Nahanni et le voyage s’annonçait long et dur. Ainsi prend fin notre périple sur la Nahanni.