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le Vendredi 4 novembre 2005 0:00 Francophonie

«Comme un bateau à la dérive»

«Comme un bateau à la dérive»
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Repassant sur les détails de plusieurs témoignages liés à l’absence de services en français, Me Lepage a souligné que les infractions mises en lumière reflétaient une situation généralisée, que les personnes ayant témoigné étaient de simples citoyens ayant besoin d’un service et que l’absence de services en français avait eu, dans certains cas, des conséquences sérieuses sur les témoins.

Pour le procureur de la Fédération Franco-TéNOise et de L’Aquilon, le problème de prestation de services en français est systémique. De 1984 à 1991, il y avait un plan de mise en œuvre mais plus rien par la suite. D’après les témoignages, les services en français sont aléatoires s’ils ne sont complètement absents. Et les services d’interprètes ne sont pas des services véritables comme le confirme l’arrêt Beaulac de la Cour suprême du Canada. De 1994 à 2005, les budgets pour les services en français sont passés de 4,5 millions à 1,2 millions, ce qui illustre qu’il y a eu un désengagement du GTNO dans ce dossier.

Me Lepage a également souligné que la politique et les lignes directrices adoptées en 1997 venaient diminuer les droits contenus dans la Loi sur les langues officielles des TNO (LLOTNO). Ces lignes directrices, a-t-il plaidé, « ajoutent des filtres qui sont réducteurs de droits. » Par exemple, la politique indique des zones désignées où les dispositions de la LLOTNO s’appliquent. Parmi ces zones, on ne retrouve pas la communauté d’Inuvik où il y a pourtant une association francophone. D’autres lignes directrices ajoutent des précisions qui réduiraient, de l’avis des demandeurs, la portée de la Loi. Tout cela reflète, selon l’avocat, le caractère systémique du problème.

L’avocat de la FFT et de L’Aquilon rejette les prétentions du gouvernement voulant que ce soit des considérations démographiques ou le marché du travail qui expliquent les problèmes notamment dans les services de santé. Pour Me Lepage, un plan de mise en œuvre qui s’appuierait sur le recrutement visant à combler des postes désignés bilingues, avec des mesures transitoires, pourrait offrir une solution permanente à long terme. Une offre active de services est également importante pour soutenir l’épanouissement et le développement d’une minorité. De plus, une offre active, c’est-à-dire qu’on offre le service même en l’absence d’une demande formelle, est un outil essentiel pour déterminer la demande. «Sans offre active et sans promotion, on ne peut évaluer la demande», soutient Me Lepage.

Les commissaires mises à mal

Me Lepage a affirmé que les différentes commissaires aux langues officielles des TNO (CLO), ont souvent démontré, elles-mêmes, des lacunes dans la prestation des services en français.

Le tout premier rapport déposé par un CLO n’était disponible qu’en anglais, a indiqué l’avocat. Quand la FFT s’est plaint de la situation, la réponse du CLO était que le document était destiné à l’Assemblée législative et non au public et que, du coup, il n’était pas visé par la loi territoriale sur les langues. La CLO, a affirmé Me Lepage, envoie à l’Assemblée législative le message qu’il n’est pas nécessaire de communiquer dans toutes les langues officielles.

Les autres CLO auraient, aux dires de Me Lepage, été encore plus irrespectueuses des droits linguistiques des francophones, la situation atteignant son paroxysme avec l’actuelle commissaire, Shannon Gullberg. Celle-ci n’est employée qu’a temps partiel, n’a pas d’employés à sa charge, est unilingue anglaise (ses prédécesseurs pouvaient toutes s’exprimer dans au moins une autre langue officielle des TNO que l’anglais), son bureau ne fait pas l’accueil en français, son site web est unilingue anglais.

Responsabilité du fédéral

Tant Me Lepage que Me Giguère ont abordé la question de la responsabilité du gouvernement fédéral. Jurisprudences en main, les deux procureurs ont souligné que les gouvernements ne peuvent se départir de leurs responsabilités ultimes en déléguant des pouvoirs ou en signant des ententes de dévolution.

Selon la formule de Me Lepage, au Canada, « il y a seulement deux entités [reconnues par la Constitution] : le fédéral et les provinces ». L’avocat rappelle que, dès 1871, la Constitution reconnaît au fédéral le droit de gérer tout territoire canadien qui ne fait pas partie d’une province. Il ajoute que, jusqu’à la Constitution de 1982, le fédéral avait le pouvoir exclusif de créer de nouvelles provinces. On dit même que les terres des territoires peuvent être adjointes aux frontières d’une province déjà existante, pour autant que la province et le fédéral y consentent. L’avis du territoire n’est pas requis. C’est comme ça qu’ont été créés le Manitoba et la Saskatchewan.

Tous ces éléments concourent à dire que les territoires appartiennent au gouvernement fédéral, qu’ils lui sont assujettis. En ce sens, affirme Me Lepage, les normes de bilinguisme du gouvernement fédéral y ont court. Le fédéral, a lancé le Fransaskois, est « ultimement responsable de l’action qu’il a créé pour administrer le territoire ».

Me Giguère a rappelé que la Loi sur les langues officielles des TNO avait été adoptée pour étendre les obligations linguistiques du gouvernement fédéral aux territoires. Sans cette loi, le fédéral était prêt à faire adopter le projet de loi C-26 qui aurait explicitement inclus les territoires parmi les institutions assujetties à la loi fédérale. Pour Me Giguère, si le GTNO est le principal joueur dans la mise en œuvre des obligations linguistiques, le gouvernement fédéral ne peut renoncer à sa propre responsabilité.

Reprenant la preuve présentée par les plaignants, la procureur du commissariat aux langues officielles du Canada a comparé la situation des TNO à un bateau qui devait se rendre à bon port (la dualité linguistique canadienne) mais qui s’est retrouvé à la dérive.

Les chiffres

À la fin de sa plaidoirie, Me Lepage a mis un montant sur les réclamations de ses clients. Même s’il a insisté pour dire qu’il était difficile de chiffrer « le tort encouru pour une violation des droits de la personne », il y est arrivé.

Pour réparer les torts encourus par les demandeurs, il faudrait d’abord déboursé un montant forfaitaire de 5000 $ par violation reconnue aux clients à titre individuel. Il en a énuméré 11, certaines vaudraient plus de 5000 $. Les violations de leurs droits ont fait sentir à ces personnes qu’ils n’étaient plus des citoyens à part égale, a argumenté l’avocat.

Il faudrait aussi rembourser à L’Aquilon les revenus publicitaires qu’il a perdu avec les publicités non publiées. Il y en au moins pour 796 321 $. Cela a été présenté en preuve. À celles-ci Lepage ajoute des montants forfaitaires pour les années dont on ne connaît pas la somme exacte des revenus perdus. Le total s’élève a près de 1,5 millions $.

Pour la FFT, il y aurait d’abord un 500 000 $ de « violations spécifiques ». Ce sont des dommages causés, entre autres, parce que les ressources de l’organisme ont été « détournées » de leur mission afin de se consacrer à une poursuite qui n’aurait pas eu lieu si les TNO avaient respecté la Loi. On demande aussi quelque 20 millions $ comme dédommagement pour des torts causés à la communauté depuis les 23 ans durant lesquelles la Loi existait et n’a pas été appliquée. Cet argent servirait à la construction de centres scolaires communautaires à Inuvik, à Hay River, à Fort Smith et à Yellowknife, une façon de contrer l’assimilation des francophones à laquelle le gouvernement aurait contribué en n’offrant pas les services en français comme il est tenu de le faire. On ajoute enfin un fonds de 5 millions $ qui servirait à franciser et à rétablir les torts causés à la communauté durant toutes ces années. La somme correspond, à peu près, à l’argent que le gouvernement des TNO a retourné au fédéral et avec lequel il devait financer les services en français territoriaux.

Étant donné que le gouvernement des TNO avait des obligations linguistiques depuis la Constitution de 1982 (en tant qu’institution fédérale), qu’il avait des obligations conformément à la LLOTNO depuis son adoption en 1984, qu’il avait commandé un plan de mise en œuvre de cette même loi qui a été livré en 1988 et qu’il ne l’a jamais appliqué, Me Lepage estime qu’il faut être sévère avec le gouvernement. « Il ne serait pas injuste pour le tribunal de frapper dur », a-t-il affirmé.

Au moment où vous lisez ces lignes la partie délibérative de la poursuite judiciaire est terminée. La semaine prochaine, nous vous présentons les plaidoiries de la défense. La décision de la juge ne sera probablement pas connue avant quelques mois encore.