Dans son premier poste, à l’Université du Maine en 1987, Yves Frenette demande à sa classe d’aller interviewer des Franco-Américains. Une étudiante revient bredouille : la femme qui avait accepté de lui parler n’a fait que pleurer.
Dans la ville d’Orono, à quelques heures de la frontière canadienne, la présence canadienne-française remonte à 1870. « Environ 90 % des résidents traçaient leur origine au Bas-du-Fleuve et à l’Acadie, raconte l’historien. La ville avait fonctionné presque seulement en français. C’était la première fois qu’on y offrait des cours en français. »
La femme en question était une collègue de Yves Frenette. Elle avait un nom français et une passion pour la généalogie. « J’ai encouragé l’étudiante à retourner la voir. Et en écoutant ensuite l’entrevue, j’ai compris ce qui s’était passé. J’ai pleuré moi aussi. »
Cette Franco-Américaine avait un père québécois qui avait été banni parce qu’il était tombé amoureux d’une Allemande. Le seul lien qu’elle avait eu avec sa culture française était avec sa grand-mère, qui était morte quand elle était jeune. « On m’a volé ma famille », disait-elle en entrevue. Raconter son histoire lui rappelait des souvenirs douloureux. Entendre le professeur parler français lui serrait le cœur.
Près de 40 ans plus tard, Yves Frenette est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les migrations, les transferts et les communautés francophones, à l’Université de Saint-Boniface. Le Québécois d’origine a enseigné dans les universités Carleton, Laval, Ottawa, York et Paris. Il a écrit de nombreux ouvrages sur les diasporas francophones.
Le 15 septembre, il était élu à l’Académie des arts, des lettres et des sciences humaines de la Société royale du Canada. Fondée en 1882, l’organisme vise à promouvoir l’excellence dans la recherche et les réalisations intellectuelles dans les deux langues officielles.
« Pour un universitaire, estime Yves Frenette, cette élection est un très grand honneur, peut-être le plus élevé qui soit. » Il a été reconnu pour sa façon originale et innovatrice d’étudier les phénomènes migratoires. C’est un homme de lettres.
« Au début, je travaillais surtout avec des sources quantitatives, les recensements, les actes d’état civil. J’ai traité à la main des milliers de noms pour savoir d’où ils venaient. On peut suivre quelqu’un partant de Rivière-du-Loup pour s’installer au Massachussetts. On peut établir des courants. Mais on n’entre pas avec des chiffres dans l’univers des migrants. »
Il s’est alors intéressé à la correspondance. « Les lettres et les journaux intimes sont une bonne source d’informations. On apprend ce que les migrants ressentent, dans leurs propres mots, comment ils s’adaptent quand ils sont loin. »
Yves Frenette a été frappé par l’écriture des Canadiens français de l’époque. « Ils n’étaient pas très alphabétisés, mais ils écrivaient beaucoup. Très peu de familles ont gardé ces correspondances. » Il souhaite que les communautés en assument davantage l’archivage. Parce que les lettres sont révélatrices.
« Les communautés d’aujourd’hui ne sont pas toutes pareilles, dépendant du type de migration. Si les gens viennent du même endroit, ça fait des communautés tissées serrées et plus de cohésion sociale, comme à Welland, en Ontario. Dans l’Ouest, on a des Canadiens, Français, Belges et Métis. Ça peut faire des relations conflictuelles, même s’il y a aussi des accommodements.
« Les francophones de souche, on pense souvent qu’on a toujours été là et que l’arrivée d’immigrants est une source de tension. Mais ce n’est pas la première fois qu’on vit ça. On est tous des enfants d’immigrants. »
Le volet contemporain occupe aussi la Chaire de recherche. « La méthodologie est différente, les immigrants sont là, on fait des entrevues. » Yves Frenette préconise les études comparatives et il s’intéresse aux migrations sur toute l’Amérique française.
Une recherche porte sur l’émigration canadienne au Brésil. Une autre sur des Québécois de souche en Saskatchewan. Il dirige aussi des travaux dans une réserve au Dakota du Nord où se trouvent, parmi les Autochtones, des descendants de migrants québécois et de Métis de l’Ouest canadien.
« La grande différence pour les Métis aux États-Unis, c’est qu’ils n’ont aucun statut juridique. Ils ont dû adopter une identité amérindienne ou passer pour des Blancs. Quand on entre dans la réserve de Turtle Mountain, on trouve des personnes âgées qui parlent le mitchif, comme à Saint-Laurent, au Manitoba. Ils écoutent de la musique traditionnelle et portent des ceintures fléchées. »