Jadis route inaccessible, le Passage du Nord-Ouest est en voie de devenir une destination prisée des plaisanciers ; mais pas nécessairement de la marine marchande.
En 1853, les membres de l’équipage du HMS Navigator, dont l’épave vient d’être repérée près de l’île Banks à l’extrême nord du territoire, se sont illustrés comme ayant été les premiers explorateurs à franchir le Passage du Nord-Ouest. L’exploit du capitaine Robert McClure et de ses hommes n’a pourtant rien de très glorieux pour des marins : c’est en bonne partie à pied qu’ils ont rejoint l’Atlantique, abandonnant derrière eux leur navire et les cadavres de leurs compagnons d’infortune.
Jusqu’à tout récemment, la navigation dans le mythique couloir relevait davantage de l’inconscience que de la croisière. Historiquement, il n’y a guère que les expéditions scientifiques, les militaires, les casse-cous et autres casseurs de records qui ont osé s’aventurer dans le détroit de glace. Entre 1906 (année de la première traversée en bateau du Passage par le Gjoa qui a mis trois ans à compléter les 7000 kilomètres) et 2006, moins de 90 traversées ont été achevées… dont plus des deux tiers après 1990.
Mais voilà, le Nord change et la fonte accélérée de la banquise laisse le champ libre à une navigation arctique plus démocratisée. Pour la première fois en septembre 2007, le Passage du Nord-Ouest était entièrement libre de glace. La même chose s’est produite en 2009 et, cet été-là, pas moins de 23 navires ont défié le Passage, dont plusieurs petites embarcations privées. On s’attend à ce qu’ils soient plus nombreux encore cet été avec une fonte des glaces record anticipée et une médiatisation toujours accrue du phénomène.
Les voyagistes sont aussi de plus en plus nombreux à ajouter l’exotique itinéraire à leurs forfaits croisières. Avis aux intéressés : en classe économique, l’agence Grand Nord Grand Large de Paris offre le voyage d’Anadyr en Russie jusqu’à Resolute au Nunavut, à bord du brise-glace Kapitan Khlebnikov, à partir de 4600 euros (6160 $). Pour les amateurs de grand luxe, sachez que le MS Bremen, un massif bateau de croisière coté quatre étoiles comprenant piscine, sauna et service de thalassothérapie, a effectué la traversée en 2006 et compte rééditer l’exploit à la fin du mois.
Faut-il en conclure que le jour tant fabulé où l’Arctique canadien sera cisaillé de navires marchands empruntant le raccourci vers les Indes est à nos portes? Non, répond le géographe et spécialiste de l’Arctique Frédéric Lasserre de l’Université Laval. D’après lui, le Passage du Nord-Ouest n’a, en fait, que peu d’avenir comme voie de commerce.
« En ce qui concerne le transit, c’est-à-dire utiliser le Passage du Nord-Ouest pour passer de l’Europe à l’Asie par exemple, il n’y a pas beaucoup d’intérêt », affirme le chercheur.
En 2008, Frédéric Lasserre a contacté 125 armateurs de l’Asie, de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Il a obtenu des réponses de 34 entreprises, lesquelles représentaient 62 % du marché du transport maritime. Seulement onze de ces entreprises ont exprimé un intérêt pour de l’expédition par le Passage du Nord-Ouest.
En 2009, au terme d’un deuxième sondage plus poussé, le professeur Lasserre a obtenu des résultats similaires à ceux de sa première recherche. Ce second sondage démontre, en outre, que la réticence à l’égard du Passage du Nord-Ouest est plus importante au sein d’entreprises spécialisées dans l’expédition de conteneurs, soit le plus important secteur du marché. Seulement six sociétés d’expédition de conteneurs sur 46 prendraient en considération l’idée d’une route passant par l’Arctique, selon cette enquête.
La chanson est entendue : avec une voie plus courte de près 4000 miles marins de moins que le transit via Panama, le Passage du Nord-Ouest détiendrait un avantage certain sur le canal le plus achalandé au monde. Mais l’auteur de Passages et mers arctiques — Géopolitique d’une région en mutation (Presses de l’Université du Québec, 2010) explique que le Passage est trop imprévisible pour satisfaire aux exigences de l’industrie du transport. Selon lui, la durée variable de la période de navigation est un irritant important pour un secteur où la ponctualité est une valeur clef.
« C’est vrai qu’intuitivement, on se dit “si c’est plus court ça va nécessairement intéresser les transporteurs maritimes”, mais le sens commun n’est pas toujours un bon indicateur de la réalité, lâche le professeur Lasserre. […] Les entreprises qui font du transport de conteneurs fonctionnent en mode juste à temps, c’est-à-dire qu’elles garantissent la livraison à une certaine date, voire à une certaine heure. Donc ce sont des entreprises qui sont excessivement conservatrices dans leur choix d’itinéraire. Elles ne veulent prendre aucun risque concernant d’éventuels retards. Or, ce qui se passe dans l’Arctique, c’est que, même si effectivement la banquise fond de plus en plus, on n’est toujours pas capable de prédire quand le Passage va se libérer, ni quand il va regeler à l’automne suivant. Or, ces compagnies doivent publier leurs horaires des mois à l’avance. »
Il ajoute que même lorsque le Passage est dégelé, la présence de glaces dérivantes qui peuvent momentanément obstruer des segments de la route rend impossible de déterminer avec précision la durée totale d’un transit. De fait, le seul navire marchand à avoir emprunté le Passage pour une livraison, le MV Camilla Desgagnés, en 2008, avait appareillé à Montréal pour desservir des collectivités inuit. Aucun transit marchand international n’a été enregistré jusqu’à présent.
Cependant, si les armateurs semblent pour le moment préférer naviguer dans des eaux plus dociles, cela ne veut pas dire qu’ils ne gardent pas leurs lunettes d’approche pointées vers le Nord. Quand le Canada a commencé à exiger l’enregistrement obligatoire de tous les navires qui empruntent le Passage, le mois dernier, la seule organisation qui ait officiellement porté plainte était… le Conseil maritime international et baltique, qui représente les deux tiers de la marine marchande mondiale.