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le Vendredi 11 août 2000 0:00 | mis à jour le 20 mars 2025 10:35 Société

Mangé à l’os Histoire

Mangé à l’os Histoire
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Ottawa a souvent imité l’Alaska dans ses politiques de gestion des ressources nordiques, que ce soit dans le développement de l’industrie pétrolière ou la signature d’ententes avec des regroupements autochtones. Au début du 20e siècle, les bureaucrates se sont sans doute rongé les doigts en découvrant ce qui est advenu du premier troupeau de rennes domestiques aux T.N.-O.

En 1892, l’Américain Sheldon Jackson a importé un troupeau de 191 rennes sibériens en Alaska. Vingt-cinq ans plus tard, l’industrie avait une valeur de 3 millions de dollars, ce qui à l’époque représentait une somme considérable.

Encouragée par le succès de l’État américain, la ville d’ Ottawa a décidé, en 1907, d’acheter 300 rennes et de les élever au Labrador. En 1911, le gouvernement fédéral a acheté 50 de ces bêtes d’un éleveur de la région et les a transférées vers la ville de Fort Smith, qui était, à ce moment, le centre administratif des T.N.-O.

Or le voyage a mal commencé. Quatre femelles sont mortes lors du transport entre le Labrador et Montréal et quatre autres rennes ont perdu la vie durant le parcours entre le Québec et Athabaska Landing, en Alberta. D’autres sont morts noyés et, probablement, affamés durant le voyage vers Fort Smith. Seulement 33 d’entre eux étaient encore vivants lorsque le groupe est arrivé à 12 miles de Fort Chipewyan en octobre 1911. Ce n’est qu’en mai 1912 qu’ils arriveront à bon port.

« Une des raisons pour lesquelles il y a eu tant de pertes est reliée à la date de départ : le troupeau a été transféré en septembre. C’est tard dans l’année, surtout à cette période », a indiqué le spécialiste en toponymie, Randy Freeman. Ce dernier a étudié les déplacements de ce troupeau. Le désastre n’a pas tardé à frapper les survivants. Les éleveurs les ont enfermés dans des enclaves. Ces dernières étaient censées contenir les rennes domestiques. Malheureusement, une menace terrible planait au-dessus des bêtes : la mouche noire. Saisies de panique, affolées, les rennes se sont mis à courir partout et se sont échappés de leurs enclaves le 10 juillet 1912.

Tous les mâles et les rennes capables de mener les traîneaux ont été perdus définitivement. Onze femelles ont été récupérées.

En juin 1913, le même scénario s’est répété. Incessamment piqués par les mouches, les rennes se sont de nouveau échappés après une course affolée. Après une tentative de récupération, le nombre de femelles était réduit à quatre, et pas de mâles.

« La personne chargée du troupeau, Billy McNicol, a reçu l’ordre de trouver un caribou mâle pour des fins reproductives. À l’époque, les gens ne savaient pas si un croisement entre les rennes et les caribous était possible. Aujourd’hui, on sait que ça peut se faire », a indiqué Randy Freeman.

Toujours selon ce dernier, un autre obstacle a nui aux tentatives de McNicol de trouver un mâle pouvant satisfaire les femelles esseulées : les tabous dogribs. Les quatre survivantes étaient à ce moment sur l’île Waite, près de Yellowknife. Ce groupe autochtone voyait d’un mauvais ¦il la capture d’animaux vivants, voire comme un sacrilège. M. Freeman a laissé entendre qu’ils auraient sans doute chassé les caribous pour protéger leurs esprits.

Finalement, les femelles se sont fait manger par un chien affamé et ont crevé de maladies et d’épuisement. Une seule était encore vivante lorsque Billy McNicol a reçu l’autorisation d’Ottawa d’annuler le projet. « Billy McNicol est demeuré dans le Nord est a épousé une résidente de Fort Smith. Quelques années plus tard, il a avoué, au cours d’une entrevue, ce qui est arrivé au dernier renne. Il a indiqué qu’il était délicieux », a précisé M. Freeman.

Il estime que le rôti avait une valeur de 64 000 dollars, ce qui est une somme considérable pour l’époque lorsque le Canadien moyen gagnait 500 dollars par année. L’expérience a inévitablement été l’une des plus coûteuses de l’histoire agricole du pays.