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le Vendredi 23 février 2007 0:00 | mis à jour le 20 mars 2025 10:36 Société

Le noir qui le premier atteignit le pôle

Le noir qui le premier atteignit le pôle
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Si vous demandez qui fut le premier homme à atteindre le pôle nord, il y a de fortes chances qu’on vous réponde l’amiral Robert Peary ou encore le Dr Frederick Cook qui auraient atteint plus ou moins en même temps le toit de la planète, vers 1909. Peu cependant évoqueront Matthew Henson qui fut pourtant le plus grandiose de ces trois « découvreurs » du pôle.

C’est que Henson, contrairement à Peary et à Cook, n’avait pas la peau blanche. Or, en ce début du 20e siècle, à cette même époque où le film The Birth of a Nation, une éloge au Ku Klux Klan, remplissait les salles, il était impensable qu’un noir (on plutôt un nègre comme on disait alors) ait pu accomplir un tel exploit.

Valet et compagnon de l’Amiral Peary depuis 1887, Henson l’accompagna dans presque tous ses voyages, dont dans sept de ses huit expéditions vers le pôle nord. Il se trouvait aux côtés (aux devants ?) de Peary quand celui-ci planta le drapeau états-unien dans ce qu’il estimait être le point le plus septentrional de la planète.

De toute l’équipée qui accompagnait Peary, Henson était le plus utile des membres. C’est lui qui construisit les traîneaux à chiens dont il était d’ailleurs un conducteur hors-pair, aussi habile, dit-on, que les guides inuit. Il était aussi un chasseur aguerri qui maîtrisait les techniques de ses instructeurs inuit. Plus important encore il était le seul homme de Peary à parler couramment l’inuktitut et était donc l’interprète du groupe. Dans son journal de bord, Robert Peary note d’ailleurs que son valet « [était] plus esquimau que certains d’entre eux ».

On ne s’étonnera pas, dans ce cas, que, pour parcourir les 200 derniers milles qui le séparaient du pôle, Peary, n’emmena que Matthew Henson et quatre guides inuit dont il serait navrant d’éclipser la mémoire : Ootah, Egingwah. Seegloo et Ooqueah. Il faut bien le dire, Peary, qui avait les deux pieds complètement gelés, n’aurait jamais réussi sa découverte sans l’effort de ces cinq hommes-là. Grâce à eux, Peary atteignit ce qu’il considéra alors comme le pôle nord le 6 avril 1909. Matthew Henson était déjà là depuis 45 minutes et accueilli son vieil ami avec un large sourire. « Je crois bien être le premier homme à atteindre le pôle nord ! »

Bien que ce choix de ne pas prendre de co-équipiers blancs pour terminer la conquête du pôle ne sembla pas déranger le reste de l’équipée, dans l’esprit du public américain cela fut considéré comme une décision pour le moins douteuse. (Dans ses mémoires, le photographe du groupe, George Borup, note que « les critiques à l’égard du commandant pour avoir amené Matt avec lui dans le dernier pan furent nombreuses. Mais nous, qui connaissions ses mérites, estimions que Matt, de par sa grande expérience du Nord, méritait entièrement de faire partie du voyage. »)

Les supporteurs de Frederick Cook, un autre explorateur qui prétendait avoir atteint le pôle un an avant Peary, n’hésitaient pas à affirmer que la parole de l’Amiral ne valait rien puisqu’il n’avait amené « aucun témoin » avec lui… Pour améliorer sa cote de crédibilité, Peary, qui jusque-là avait toujours été élogieux envers Henson, dû minimiser le rôle de son valet noir dans sa découverte. Et cela porta fruit : le Congrès américain fini par le désigner comme le découvreur officiel. On sait aujourd’hui que ni un ni l’autre n’a véritablement atteint le pôle, mais que Peary (et donc Henson), qui l’approcha à une soixantaine de kilomètres près, fut le plus proche de réaliser l’exploit.

De son côté, Henson publia des mémoires en 1912 (A Negro Explorer at the North Pole) et une première biographie lui fut consacrée de son vivant en 1947 (Dark Companion, par Bardley Robinson). Après avoir consacré le reste de sa vie à de menus travaux, il mourut le 9 mars 1955, plus ou moins dans l’oubli.

Même si le mouvement des droits civils américains des années 1960 en fera une de ses icônes et aida à la réhabilitation de ce personnage historique, il faudra attendre 1988 pour que la mémoire de Matthew Henson soit finalement rétablie dans l’espace public américain. C’est cette année-là que son cercueil fut exhumé et réenterré dans le cimetière national d’Arlington, aux côtés de la tombe de Robert Peary. Plusieurs de ses descendants, qui vivent toujours au Groendland, se déplacèrent pour cette cérémonie.

Ce n’est que le 28 novembre 2000 que la National Geographic Society, qui avait commandité l’expédition triomphante de Robert Peary, remis à Matthew Henson titre posthume la médaille Hubbard qui récompense les grands explorateurs. Cette même médaille avait déjà été décernée à Peary en 1906, avant même qu’il ait atteint le « pôle nord ».

Dans le grand nord canadien, depuis 1960, on connaît sous le nom de baie Henson la cavité située au sud-ouest de l’île d’Ellesmere d’où serait probablement partie la célèbre expédition Peary.

Pour en savoir plus

  • A Black Explorer at the North Pole – version actualisée des mémoires de Matthew Henson. Rédigé dans un anglais accessible, le livre est disponible via le réseau des bibliothèques publiques des TNO.
  • L’Odyssey du Pôle Nord (v.f de Glory and Honor)
  • film de fiction réalisé par Kevin Hooks en 1998 sur l’expédition Peary dans lequel on redonne à Henson la place qu’il mérite.
  • www.matthewhenson.org