En deux ans, le nombre de lits occupés dans les refuges de Yellowknife a doublé.
« Maintenant je dors chez Sally Ann. Ils ont détruit ma tente. C’est très mauvais. Très mauvais. »
Jim (nom fictif), fait partie des statistiques. Originaire d’une petite collectivité de l’Ouest du Nunavut – il préfère qu’on ne mentionne pas laquelle – il réside à Yellowknife depuis presque dix ans. Il parle difficilement l’anglais. Pour gagner quelques sous il déglace les trottoirs l’hiver ou alors il quémande la charité aux passants.
Il n’a jamais eu de logement. Trop cher. Il avait une tente cachée dans les boisés qui ceinturent la capitale. Ses mains épaisses portent les marques des engelures causées par une vie au grand air dans un pays de froids intenses. Mais ce printemps les autorités municipales l’ont chassé de son squat. Il dort désormais dans la Citadelle de l’Armée du Salut, sur l’avenue Franklin. « Je déteste cette place-là, se lamente Jim. Il y a trop de soûlons. Je voudrais ravoir ma tente. J’étais bien là. »
Jim n’est pas le seul à avoir dû déménager ses pénates chez Sally Ann. En 2008, près d’un millier de personnes ont utilisé les différents refuges de Yellowknife à un moment ou l’autre au courant de l’année. C’est une personne sur vingt, le plus haut taux d’itinérance au pays.
Et cette statistique ne dénombre qu’une partie des sans-abris de la capitale. Sandra Turner, co-présidente de la Yellowknife Homelessness Coalition, admet qu’un bon nombre d’itinérants échappent aux statistiques. « Il y a des gens qui se débrouillent autrement [qu’en logeant dans les refuges]. Entre autres, il y a le phénomène du couchsurfing quand les gens se logent chez des amis, qu’ils voguent de divan en divan. C’est assez commun chez les jeunes sans-abris », note-t-elle.
Mais le taux d’occupation des refuges demeure la meilleure façon de surveiller le problème de l’itinérance. « C’est la seule façon de compter qu’on a », affirme Sandra Turner.
La Yellowknife Homeless Coalition vient de publier son tout premier rapport sur l’itinérance à Yellowknife. Le document, disponible gratuitement à l’hôtel de ville, dresse un portrait des usagers des refuges. Selon ces statistiques, il y aurait plus d’hommes sans-abris que de femmes. Encore une fois le dénombrement ne dit pas tout.
« Il y a plusieurs facteurs qui peuvent expliquer ça. D’abord il y a moins de lits disponibles pour les femmes », explique Sandra Turner. Logique donc, que moins d’usagers des refuges soient des femmes quand les taux d’occupation dépassent parfois même la capacité maximale.
« Et puis, les femmes ont souvent des enfants, poursuit la co-présidente de la Yellowknife Homelessness Coalition. Alors elles sont plus aisément éligibles à d’autres programmes, comme les logements sociaux subventionnés. »
Phénomène en croissance
Même si elles n’y font pas référence, les statistiques sur l’occupation des refuges pour sans-abris à Yellowknife publiées cette semaine par la Yellowknife Homelessness Coalition dénotent un accroissement du phénomène de l’itinérance dans la capitale. Deux ans plus tôt, une étude similaire publiée par une autre organisation faisait état de 826 usagers des refuges pour l’année 2006, soit une centaine de moins qu’aujourd’hui.
Surtout on observe que le nombre de lits occupés durant l’année 2008 a pratiquement doublé par rapport aux dénombrements de 2006, passant de 34 055 à 67 340. C’est donc dire que, non seulement plus de gens ont recours aux refuges, mais ils y restent beaucoup plus longtemps.
« Il y a certainement une augmentation de l’itinérance à Yellowknife, convient Sandra Turner. Pour moi c’est évident. »
Mais elle tempère tout de même son discours. « En 2006, on commençait tout juste à compiler ces données. On était moins familiers avec la méthodologie. Maintenant les données que nous avons sont plus fiables. Si l’augmentation semble si spectaculaire, c’est peut-être simplement parce qu’on oublie moins de gens dans le dénombrement. »
Logement inabordable
La prévalence anormalement élevée de l’itinérance à Yellowknife est symptomatique d’un problème plus large qui affecte une part importante des ménages de la capitale: le coût prohibitif du logement.
À Yellowknife, un appartement d’une seule chambre coûte en moyenne 1100 $ par mois, ce qui en fait la troisième ville la plus chère où se loger au pays, juste derrière Fort McMurray et Iqaluit. Cela est notamment dû à un taux d’inoccupation des logements frôlant le néant (0,7% en 2008) et à la quasi-inexistence des habitations à loyer modiques (moins de 400 unités).
En conséquence une part non négligeable des résidents de Yellowknife dépense trop pour se loger. Selon la Yellowknife Homelessness Coalition, un ménage sur trois dans la capitale investit plus du tiers de son revenu dans le logement.
Pour Sandra Turner, c’est d’abord à ce niveau-là qu’on doit agir si l’on veut résorber le phénomène de l’itinérance à Yellowknife. « Cette ville a un besoin criant de logement abordable. Il nous faut une stratégie concertée pour que davantage de logements à prix modique soient disponibles sur le marché », dit-elle.
La coalition et la ville de Yellowknife doivent d’ailleurs présenter un rapport à cet effet, d’ici la fin de l’été.
Mais pour Jim, ça ne changera pas grand-chose. Il souhaite surtout qu’on le laisse retourner vivre dans sa tente. Et puis il a un message pour tous ceux qui le croisent chaque jour au centre-ville : « Ne détournez pas le regard, s’il vous plaît. Souriez-moi. Ça fait ma journée. »