le Vendredi 20 juin 2025
le Jeudi 23 mai 2019 15:29 Société

Kronik Inuvik

Kronik Inuvik
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 Inuvik coule de partout.

Ça y est maintenant. L’énorme masse de neige s’est transformée en autant de ruisseaux, de rivières, de lacs, d’étangs. La Mackenzie dégèle et monte, monte… Les mouches à marde remettent ça; les goélands, les canards, les oies remettent ça… Les corbeaux ont mis bas au sommet des vieux pins… Ça pépie et ruissèle et gazouille gaiment dans les bois. Je jasais avec un vieux de la vieille. L’hiver a été plus long que d’habitude cette année… Moins neigeux aussi. Et le bonhomme de me vanter les bancs de neige de sept pieds d’il y a trente ans… Je les ai connus aussi ! D’autant plus hauts que j’étais plus petite… ! Autrement, on me traite encore en touriste ici, comme si je venais d’arriver. Les mêmes questions formelles et ennuyeuses que je m’efforce de contourner par des réponses originales. Il faut justifier sa présence… Non, tu n’es pas ici juste pour vivre et respirer, m’a dit la fille enragée. What are you doing up here…? Elle a répété, un peu menaçante. Dans l’agressivité de sa façon, je sentais toute la souffrance, tout le poids du ressentiment que certains d’entre eux portent contre les Blancs. J’aurais voulu être inuk, gwitch’in, mêlée… Souvent. Passer inaperçue, comme faisant partie du groupe. Ne pas être l’intruse, le corbeau albinos. Ne pas être associée à ça. À aucune forme de ça. Elle était particulièrement fascinante. Habillée en gars, elle se la jouait gangster, bougeait ample et parlait fort, flirtait comme un vrai macho… Je suis d’avis qu’on n’avait pas affaire à une âme d’homme dans un corps de femme, mais bien à une fille abusée, réabusée, surabusée, qui s’est construit une armure de la mort pour se positionner autrement qu’en victime et sexe vulnérable de ce monde. Je ne sais pas si ça l’a pas marché. Elle s’est pendue en fin de semaine passée.

Mine de rien, le saccage se poursuit.