Les conclusions du rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées continuent à susciter des réactions.
Après l’acceptation de la conclusion des enquêteurs par le premier ministre Justin Trudeau, Andrew Scheer manifeste son opposition à l’utilisation du mot « génocide ». Selon lui, il s’agit d’une « tragédie ». Le premier ministre Justin Trudeau est à son tour plus circonspect et parle à nouveau de génocide culturel.
Les critiques fusent de partout, on déplore que le résultat de cette enquête ne corresponde pas à son mandat et surtout on dénonce le « kidnapping » du mot génocide.
Génocide culturel, ethnocide ou génocide tout court ?
La définition du mot génocide a évolué depuis 1933, lorsque Raphael Lemkin a utilisé ce terme pour la première fois. Le terme génocide ne signifie pas alors seulement la destruction physique; il englobe également l’ensemble des politiques qui visent à la désintégration d’un groupe. Après la Seconde Guerre mondiale et au lendemain de la Shoah, le droit international parle d’actes « commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. » Dans le cas des peuples autochtones, un effort systématique a été fait pour éradiquer les fondements linguistiques et spirituels de quelque 60 nations autochtones dans les pensionnats. On s’est attaqué à la culture et on a détruit le tissu familial et social. On a exproprié, affamé, arraché des enfants à leurs familles, stérilisé des femmes autochtones à leur insu.
Mais l’argument massue est que, malgré toutes ces politiques, le gouvernement canadien n’avait pas l’intention d’exterminer les peuples autochtones. Lorsque le gouvernement a forcé des milliers d’enfants à fréquenter les pensionnats et que des rapports ont démontré dès 1907 que le taux de mortalité due à la tuberculose atteignait les 24 à 69 %, qu’a fait le gouvernement ? Il n’a pas rénové les vieilles écoles, il en a construit d’autres et rendu obligatoire en 1920 la fréquentation de ces écoles par tout enfant ayant le statut indien.
Il est évident que ce ne sont pas seulement les langues qui sont mortes dans ces écoles, et ce n’était pas le fruit du hasard.
Les dix étapes d’un génocide
La planification du génocide des Tutsis au Rwanda n’a jamais pu être prouvée par le Tribunal pénal international sur le Rwanda. Et pourtant, les faits sont là : un génocide a été commis en 1994 pour éradiquer les Tutsis. Et il fut très efficace : 1 million de morts en 3 mois sur un pays de la taille de la région de l’Estrie. Malgré l’absence de preuve irréfutable de préméditation, les étapes d’un génocide me paraissent incontestables, au Canada comme au Rwanda.
Les prémisses d’un génocide se déroulent en général de la façon suivante :
1. La classification, division des personnes entre « nous » et « eux » par des groupes en position d’autorité selon l’origine ethnique, la race, la religion ou la nationalité. Jusque dans les années 1950, La Loi sur les Indiens ne reconnaissait pas les Autochtones comme des « personnes ».
2. La symbolisation suit avec l’identification en tant que Sauvages, Juifs, Tutsis, Roms, etc., en les cataloguant parfois par des signes distinctifs. Au Rwanda, on avait des cartes d’identité avec la mention ethnique. Dans les pensionnats autochtones, on donnait des numéros aux enfants et ces numéros tenaient parfois lieu de noms de famille comme j’ai pu le constater quand je travaillais à Service Canada.
3. La discrimination en utilisant la loi, les coutumes et le pouvoir politique afin de nier les droits des autres groupes. Les Autochtones n’ont eu le droit de vote qu’en 1960. Une interdiction des professions au groupe, ou dans ce cas-ci « l’affranchissement » de ceux qui accèdent aux emplois prestigieux, docteurs, avocats, membres du clergé. D’autres sont affranchis après avoir servi dans la Première ou la Deuxième Guerre mondiale, ou ceux qui sont allés à l’université ou tout simplement parce qu’un agent du ministère des Affaires indiennes juge qu’ils sont « suffisamment civilisés ». Et finalement, un affranchissement obligatoire s’est appliqué aux femmes autochtones ayant épousé un individu sans statut d’Indien.
4. La déshumanisation utilise la propagande pour affirmer la valeur moindre du groupe victime par rapport au groupe dominant. Il devient plus acceptable ensuite d’éliminer le « cancrelat », dans le cas des Tutsis.
5. L’organisation de plans de meurtres génocidaires est concrétisée par exemple par les contaminations délibérées par la distribution des couvertures de variole.
6. La polarisation vise à amplifier les différences entre les groupes par la propagande interdisant des interactions entre les groupes et l’élimination des membres modérés du groupe dominant.
7. La préparation s’opère en identifiant et en séparant des groupes victimes par la déportation et l’isolement.
Après les étapes préliminaires, l’exécution du génocide s’en suit. Cela peut prendre plusieurs formes.
8. La persécution peut consister en des actes d’expropriation et un déplacement forcé des victimes. Des Tutsis survivants des pogroms du début des années 1960 ont été dépouillés de leurs cheptels et de leurs champs et déportés vers le sud du Rwanda, au Bugesera. Une région aride, sans eau. La campagne menée par le premier ministre John A. Macdonald avait pour but d’affamer les peuples autochtones, de les obliger à déménager et à faire place aux chemins de fer et à l’immigration. Le livre de James Daschuk, La destruction des Indiens des Plaines, documente bien l’intention génocidaire de cette stratégie. Pensez à un autre génocide, Holodomor, le génocide des Ukrainiens, affamés par les politiques soviétiques. Deux à trois millions succombèrent. Les historiens débattent encore des « intentions » de Staline malgré les révélations contenues dans les archives soviétiques.
9. Vient ensuite l’extermination par des massacres perçus par des tueurs comme des actes « d’extermination », du nettoyage, car ils croient que leurs victimes ne sont pas pleinement humaines.
Dans le cas des femmes et des filles autochtones, l’enquête n’a pas révélé les meurtriers. Mais le fait que la société soit demeurée indifférente à leur sort démontre qu’elles ne sont pas considérées comme des êtres humains à part entière.
Leurs vies ne comptent pas. Elles sont victimes de violence, autant aux mains des membres de leur famille que du reste de la population. Dans tous les cas, on ne s’efforce pas d’enquêter ou de les retrouver. Leur disparition est à la fois une conséquence et un des nombreux actes de génocide.
10. Enfin, le déni ou la négation par les auteurs d’un génocide d’avoir commis des crimes, et le blâme est souvent jeté sur les victimes. Au Canada, la négation même du terme génocide et l’insistance d’ajouter le qualificatif « culturel » au génocide des peuples autochtones est symptomatique du déni. Une façon de le diluer et de le rendre moins grave, en quelque sorte.
Pendant ce temps…
Le projet de loi C-262, qui vise à aligner la Déclaration des droits fondamentaux de la personne à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones stagne au Sénat. Il a été approuvé par la Chambre des Communes en mai 2018, mais la Chambre haute résiste.
Deux sénateurs conservateurs usent de divers stratagèmes pour bloquer le passage de la loi avant la fin des travaux et à cinq mois des élections fédérales. « Un des derniers vestiges de l’institution politique établie pour opprimer les droits fondamentaux des peuples autochtones », a déclaré Stephen Kakfwi après sa rencontre avec le sénateur Plett.
Combien cela leur a couté ?
Des voix se sont élevées pour s’opposer au mot « génocide », par peur de ce que cela peut impliquer pour le Canada en termes de poursuites, de compensations et de droit international. On se demande combien cela va nous couter. La vraie question est celle-ci : qu’est-ce que la colonisation a couté aux peuples autochtones ?
Il faut regarder la réalité en face, cette histoire sanglante est arrivée ici, chez nous, et ses conséquences sont là bien réelles. Le fait que le débat se fasse et que le mot génocide ait été enfin prononcé est une avancée en soi.