Cécile Antoine-Meyzonnade
Comment raconter des vies de manière authentique ? Une question qui résume à elle seule le documentaire Turning Points, présenté pour la première fois à Yellowknife ce samedi 1er février au Centre du patrimoine septentrional du Prince-de-Galles. Le projet, entamé en 2016 par des étudiants en journalisme de l’université de Colombie-Britannique à Vancouver, a donné naissance à une série de huit documentaires d’une dizaine de minutes. Chacun d’eux illustre le chemin parcouru par des résidents des Territoires du Nord-Ouest, de la dépendance à l’alcool à la convalescence, en passant par la résilience. Huit portraits intimes, évitant l’écueil souvent facile du voyeurisme. Pour Britney Dennison, une des productrices de la série documentaire, s’extraire de l’image transmise habituellement de l’alcoolisme dans les communautés a été un réel défi : « On est arrivés avec l’idée de rendre compte d’une vision différente de celle qui est depuis toujours représentée dans les médias traditionnels, notamment en côtoyant les divers protagonistes pendant de nombreuses années. »
Des témoins, acteurs et producteurs
Outre le fait de prendre plus de temps qu’un reportage traditionnel, un choix rédactionnel a été opéré par l’équipe de tournage de Turning Points : laisser le dernier mot aux personnes filmées. « Ils ont entièrement participé au projet et à chaque étape de production », précise Britney Dennison. L’orientation des portraits était ainsi entre leurs mains. William Greenland, artiste flutiste Gwich’in, a ainsi choisi de baser son récit sur une lettre : « Il tenait à ce que le film soit destiné à son fils, tout le travail est donc allé dans ce sens », se remémore la productrice. « Ce n’est pas du journalisme typique, explique-t-elle dans un sourire, mais je pense que ça a plutôt bien fonctionné. » Résultat, de courts portraits poignants, sans fioritures ni discours parasites. Autre séquence, celle d’Ernest Bestsina, chef actuel de Ndilo, une collectivité de la première nation des Dénés Yellowknives. Son récit raconte son chemin vers la guérison après avoir lutté contre l’alcoolisme et la peine causée par la perte de sa femme et de son père. Réticent au départ, il est aujourd’hui convaincu de son choix : « Je n’étais pas sûr de le faire, mais maintenant j’en suis fier, se confie-t-il. Jamais je n’aurais imaginé faire une vidéo comme celle-ci. » Et son témoignage – à l’image des sept autres – apparait comme une thérapie. De son côté, Eric Wardell, atteint du syndrome d’alcoolisme fœtal, croit en la force de la transmission. « C’est dur, répète-t-il à de nombreuses reprises, les larmes encore chaudes. Mais les gens doivent savoir entendre et recevoir ce que l’on a traversé. »
De la rencontre nait le récit
Derrière ce projet au long cours, on retrouve The Global Reporting Center, basé à l’université de Colombie-Britannique. Ce centre, créé par Peter Klein, ancien journaliste-producteur devenu professeur, a pour but d’envisager un journalisme différent, valorisant un contenu selon lui plus « authentique ». Chaque projet est financé par des donateurs, des philanthropes ou encore des universités soutenant cet engagement journalistique. Une des lignes directrices du centre, ne pas se fier au temps : « Quand tu n’es pas inquiet à cause d’une limite dans le temps, tu peux envisager les choses différemment, explique Britney Dennison. C’est pour cela qu’on peut se permettre de concevoir plein de projets au long court, comme Turning Points. »
Ainsi, ce samedi, dans l’auditorium du musée de Yellowknife, les spectateurs ont assimilé les peines de ses huit vies aujourd’hui en partie guéries. Une guérison parfois difficile – voire impossible pour d’autres – en témoigne la boite de mouchoirs qui circule dans les rangs, rappelant que la douleur est loin d’être dissipée pour tous.