La quatrième partie de l’œuvre Miroirs de Maurice Ravel s’intitule Alborada del gracioso — L’Aube du gracieux. Il s’agit d’un poème symphonique pour piano, l’un des plus exigeants à jouer de tout le recueil. Ravel y cristallise une beauté musicale rare : des notes bondissent sur six octaves avec des staccatos vifs, des tenutos expressifs, oscillant entre pianissimo et fortissimo. Des cascades de glissandos éclatent en crescendos, puis s’évanouissent brusquement dans le silence.
Cette œuvre est dédiée à Michel Dimitri Calvocoressi, écrivain et musicologue actif dans les mouvements artistiques de réforme. Calvocoressi a notamment collaboré avec Vincent d’Indy pour cofonder la Schola Cantorum de Paris en 1894. Contrairement au Conservatoire de Paris, qui s’appuyait sur l’orchestre symphonique et sur une pensée musicale héritée du romantisme, la Schola prend pour référence le chœur, en se tournant vers les polyphonies de la Renaissance, notamment celles de Giovanni Palestrina.
Admirateur de Ravel et de l’esprit qui anime le Cercle des Apaches, Calvocoressi met même son appartement parisien à disposition pour les réunions hebdomadaires du groupe, chaque samedi.
La cinquième et dernière pièce de Miroirs, La Vallée des cloches, est dédiée à Maurice Delage, élève de Ravel, compositeur et violoncelliste. Delage partage avec son maître une admiration pour Charles Baudelaire. Ce morceau, composé en 1905, est inspiré par deux paysages complémentaires : l’un physique, l’autre littéraire.
Le paysage physique vient d’une promenade matinale au marché d’Alkmaar, au nord-ouest des Pays-Bas. C’est un marché de fromages et d’objets artisanaux, installé au bord de la mer. Ravel y entend les cloches de l’église se mêler aux sons des petits carillons vendus sur les étals.
Le paysage littéraire, lui, se trouve dans le célèbre sonnet Correspondances de Charles Baudelaire, publié en 1857 dans Les Fleurs du mal. Ce texte, entre symbolisme et parnasse, influence fortement les compositeurs du modernisme musical. Il évoque un monde de correspondances secrètes entre sons, couleurs, parfums — tout ce qui résonne également dans les compositions de Maurice Ravel.